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pas mettre en cause l’existence d’un peuple que de lui faire payer des draps ou des étoffes plus cher qu’il ne ferait sans cela ; mais hausser d’une manière factice les denrées alimentaires et surtout le blé, c’est spéculer sur les besoins immédiats de tous et risquer d’exciter des passions qu’on devrait surtout éviter de laisser germer. Aussi bien, le public ne s’y trompe pas, et l’on a vu récemment ce qu’il en pensait, lorsque dans une élection faite dans un des départemens les plus protectionnistes[1], il a écarté avec une infime minorité celui des candidats qui avait eu la loyauté et le courage de déclarer hautement que, pour que l’agriculture fût prospère, il fallait que le blé fût cher. S’il n’avait voulu être qu’habile, il aurait dit qu’il était désirable que le blé fût cher et le pain bon marché, en laissant aux lumières du suffrage universel le soin de concilier entre eux ces deux termes. Il ne faut donc pas se faire d’illusion, les agriculteurs jouent ici le rôle vulgaire du Raton de la fable et retirent les marrons qui seront mangés par les Bertrands de l’industrie. Ils ne sont que des comparses, car ils n’obtiendront et ne peuvent obtenir ce qu’ils demandent. Aucun gouvernement n’osera proposer une loi dont on pourra dire, avec l’exagération qu’on met dans les discussions politiques, qu’elle a pour objet d’affamer le peuple. Et lors même qu’on arriverait à faire voter ces lois, quelle en serait la conséquence ? Un renchérissement de tous les objets nécessaires à la vie, c’est-à-dire un appauvrissement général ; et comme dernier résultat l’émigration d’une partie de la population vers les contrées où le combat pour la vie est moins pénible.

Un des principaux argumens des protectionnistes, un de ceux qui font le plus d’impression sur les masses, parce qu’il a un faux air de patriotisme, c’est celui par lequel ils combattent le principe des traités de commerce et réclament pour le pays le droit de rester maître de ses tarifs. D’après eux, les traités de commerce ont le grand inconvénient de nous lier et de nous empêcher, soit d’user de représailles envers les nations qui repoussent nos produits, suit, dans les momens difficiles comme ceux que nous avons traversés, de chercher des ressources dans les taxes douanières. Que les traités de commerce aient été bien faits et qu’il n’y ait rien à y reprendre, c’est ce que nous nous garderons bien de soutenir. Il est certain qu’on n’a peut-être pas tenu un compte équitable des exigences de toutes les branches de la production, qu’on a sacrifié l’agriculture à l’industrie, qu’on a eu le tort d’y inscrire la clause dite de la nation la plus favorisée, qui nous oblige à traiter toutes les nations de la même façon, sans pouvoir exiger de leur part

  1. M. Estancelin dans la Seine-Inférieure.