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venaient d’être jouées sur le théâtre de Monrion, que Suzanne Curchod paraît avoir été amenée pour la première fois à Lausanne par ses parens. On peut penser l’émoi que produisit dans un cercle aussi restreint l’apparition d’une jeune fille belle autant qu’instruite, dont on disait « qu’elle était supérieure à toutes les jeunes filles par le visage et à tous les jeunes gens par le savoir. » Vingt ans plus tard, un des correspondans de Mme Necker (il est vrai que c’était un solliciteur) lui rappelait en ces termes le souvenir de cette apparition :


Lorsque j’étudiois en belles-lettres, à Lausanne, M. Darnay, notre professeur, nous disoit que vous étiés une exception de votre sexe par vos lumières, et vous proposoit pour notre modèle. Lorsque vous passiés dans les rues, toujours entourée d’un cortège d’admirateurs, j’entendois le public qui disoit ; Voilà la belle Curchod ! et je courois aussitôt sur votre passage, où je demeurois le plus longtemps qu’il m’étoit possible. J’eus même l’honneur de danser avec vous au bal des étudians, dont vous étiés la reine.


Elle ne tarda pas à faire en effet l’ornement des assemblées, et le maintien qu’elle y gardait nous est ainsi décrit par un de ses adorateurs (on verra qu’elle en eut beaucoup) dans une lettre qu’il lui adressait :


Vous étiés entourée de cavaliers qui vouloient vous persuader que vous êtes aimable, tout comme si vous ne l’aviés pas sçu. Là-dessus mille redites, très inutiles, à ce qu’il m’a paru, et je crus voir, au ton ironique que vous preniés avec eux, que bien loin de vous amuser, ils avoient le talent de vous ennuyer. Vous vous donniés sur votre siège un petit air penché qui marquoit bien le peu de cas que vous faisiés de cette conversation et que vous méditiés quelque chose de plus intéressant. Vous vous retirâtes enfin de votre distraction, et la matière dont il s’agissoit vous fit faire quelques réflexions que vous communiquâtes à ces messieurs. Je fus enchanté de l’esprit que vous y fîtes paraître. Vous y mêlâtes même un peu d’érudition. Cadèdis ! je vis bien alors que vous aviés lu quelque chose.


Ces hommages des jeunes cavaliers n’étaient pas les seuls que Suzanne Curchod dut recueillir durant les fréquens séjours qu’elle fit à Lausanne, et son esprit ne lui valut pas moins de succès que sa beauté. Si la société du quartier de Bourg se piquait peu de littérature et de bel esprit, il n’en était pas de même de la société de la Cité. Dans ce monde de professeurs et d’étudians que réunissait à Lausanne la célébrité naissante de son académie et de son