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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/68

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pouvoir donner, nous aidera cependant à comprendre quels agrémens pouvaient compenser sa laideur :


Je coulerai légèrement sur la figure de M. G… Il a de beaux cheveux, la main jolie, et l’air d’une personne de condition. Sa phisionomie est si spirituelle et singulière que je ne connois personne qui lui ressemble. Elle a tant d’expression qu’on y découvre presque toujours quelque chose de nouveau. Ses gestes sont si à propos qu’ils ajoutent beaucoup à ce qu’il dit. En un mot, c’est une de ces phisionomies si extraordinaires qu’on ne se lasse presque point de l’examiner, de le peindre, et de le contrefaire. Il connoît les égards que l’on doit aux femmes. Sa politesse est aisée sans être trop familière. Il danse médiocrement[1]. En un mot, je lui connois peu des agréments qui font le mérite d’un petit-maître. Son esprit varie prodigieusement…


Ici le portrait s’arrête, comme si le peintre avait ressenti tout à coup quelque trouble. Peut-être Suzanne Curchod (car c’est elle qui est l’auteur de ce portrait), avait-elle craint, en continuant, de s’avouer à elle-même l’intérêt trop grand qu’elle prenait au modèle. Ce fut sans doute dans quelque assemblée de jeunes gens et de jeunes filles, peut-être dans quelque réunion de la société du Printemps dont il parle dans ses Mémoires, que Gibbon rencontra pour la première fois Suzanne Curchod. Laissons-le d’abord raconter lui-même cette rencontre et les conséquences qui en découlèrent. Nous verrons ensuite ce qu’il faut prendre et laisser de son récit :


Les attraits personnels de Mlle Suzanne Curchod étoient embellis par les vertus et par les talents de l’esprit… Dans ses courtes visites à quelques-uns de ses parents de Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité. Je la vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans ses sentiments et élégante dans les manières. La première et soudaine émotion se fortifia par l’habitude et le rapprochement d’une connoissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. J’ai passé quelques jours heureux dans les montagnes de la Franche-Comté[2] ; ses parents encouragèrent honorablement ma recherche. Dans le calme de la retraite, les légères vanités de la jeunesse n’agitant plus son cœur distrait, elle

  1. « Quant aux talens de l’escrime et de la danse, mes succès, il faut bien l’avouer, furent médiocres, » dit Gibbon dans ses Mémoires.
  2. Le village de Crassier est situé sur les dernières pentes du Jura, mais non point dans les montagnes, ni en Franche-Comté.