étrange, rude assemblage de bon sens et de superstition, d’amour-propre et de générosité, d’enjouement et de mélancolie, de délicatesse et de brutalité, grâce à son biographe, est devenu, depuis tantôt un siècle, l’objet d’un culte d’autant plus extraordinaire que le dieu, tout le monde en convient, a des pieds d’argile. L’influence qu’il a exercée sur la littérature de son temps ne se fait plus sentir aujourd’hui, mais il ne se passe pas de jour sans que quelque publication nouvelle vienne montrer que rien de ce qui touche au docteur Johnson ne saurait être indifférent à l’Angleterre. Il semblerait qu’après Macaulay et Carlyle il n’y eût plus grand’chose à dire sur son compte. Il n’en est rien pourtant, et ce sujet paraît vraiment doué d’une jeunesse éternelle, à en juger par le nombre de livres, de recherches ou de discussions auxquels il prête. Tout récemment encore plusieurs écrivains, comme s’ils s’étaient donné le mot, ont à la fois ramené l’attention du public sur celui que Voltaire appelait dédaigneusement « le sieur Samuel Johnson. » M. Matthew Arnold a consacré à l’auteur des Vies des poètes anglais quelques pages de critique, tandis que M. Leslie Stephen a fait à l’usage des gens du monde une réduction du gros livre de Boswell. En même temps M. Birkbeck Hill, dans une étude pleine d’intérêt, s’est attaché à éclaircir un point obscur de la vie de Johnson et à réviser quelques-uns des jugemens portés sur lui. Tous ces travaux ont leur utilité, car ils contribuent à nous présenter sous un jour plus vrai un homme dont il a toujours été moins aisé de faire le portrait que la caricature.
Samuel Johnson naquit en 1709 à Lichfield, où son père était le libraire attitré du clergé, la destinée, en mettant son berceau parmi les livres qu’il devait tant aimer, semblait lui montrer son chemin dans le monde ; mais à cela se bornaient ses faveurs, car elle lui donnait en même temps une mauvaise constitution que freine Anne elle-même n’avait pu réformer, malgré la prérogative attachée par la superstition aux personnes royales. Il est vrai qu’on s’était contenté de porter l’enfant à Londres, et, comme le faisait remarquer Boswell, il aurait mieux valu pousser jusqu’à Rome, où se trouvait alors l’héritier des Stuarts. Le libraire Michael Johnson était en effet un tory obstiné, et ce qu’il laissa de plus clair à son fils, ce furent ses doctrines politiques et un fonds d’hypocondrie. La première partie de cet héritage resta longtemps intacte entre les mains de Johnson ; quant à la seconde, il ne put jamais s’en débarrasser. Mélancolique dès l’enfance, défiguré par la maladie, indolent avec des accès d’ardeur, il fut envoyé à l’école et reçut sa bonne part