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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/776

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Un fait que je crois devoir signaler, c’est que, dans les nombreux procès politiques des années 1878 et 1879, il s’est presque toujours trouvé parmi les inculpés, parmi les condamnés même, quelques ouvriers, quelques paysans. Si insignifiant qu’en soit le nombre, la présence de plusieurs paysans dans les rangs des conspirateurs est un indice qui mérite d’attirer l’attention. On a beau être rassuré par les sentimens conservateurs, par les préjugés mêmes du moujik, de tels exemples contraignent à se demander si les populations ouvrières des villes ou des campagnes demeureront toujours insensibles aux provocations des ennemis de l’ordre. Est-on certain que ces masses indifférentes à toute théorie politique n’offrent aucune prise aux agitateurs ?

Nullement à notre avis. Chez ce peuple en apparence si bien gardé contre la contagion, il est un point vulnérable, et ce point, c’est le régime de la propriété, le régime agraire. Le paysan, et avec lui l’ouvrier qui le plus souvent n’est qu’un paysan en séjour à la ville, sont pour l’immense majorité propriétaires ; c’est là, nous l’avons dit, ce qui rassure la plupart des Russes contre toute éventualité révolutionnaire. Quelle amorce reste à la révolution ou au socialisme chez un peuple où chaque habitant a sa part du sol ? — Et de fait, si chaque paysan émancipé était réellement propriétaire personnel et perpétuel du sol qu’il cultive, il serait peu tenté de mordre aux grossiers appâts du socialisme, mais dans la grande Russie du moins, le paysan, nous le savons, n’est que détenteur temporaire, usufruitier provisoire d’un lot de terres communales. Or peut-on attribuer à ce mode de propriété collective, de sa nature instable et changeant, la même vertu sociale, la même efficacité conservatrice qu’à la propriété héréditaire qui fait de la terre la chose de l’homme et de la famille ? Le régime russe a l’avantage de permettre à tous l’accès de la propriété ; mais cet avantage perd beaucoup de son importance alors qu’avec l’accroissement de la population, les lots distribués à chacun deviennent de plus en plus petits et cessent de suffire à l’entretien d’une famille. Sous ce régime, les soi-disant propriétaires peuvent tous à la fois être gênés et mécontens parce qu’ils peuvent tous se sentir à l’étroit en même temps et que les mœurs mêmes du mir, l’habitude de se regarder comme ayant un droit sur la terre, leur donnent de plus grandes exigences.

Je ne veux rien répéter ici de ce que nous a déjà inspiré ce grave sujet[1]. Les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre n’auront pas oublié nos conclusions. Quels qu’en soient les avantages dans les pays de faible population, les apologistes du mir ont tort de le regarder comme un certain et infaillible antidote contre le poison

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1876 et du 1er mars 1879.