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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/791

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plupart de ces hommes qui jadis applaudissaient passionnément aux réformes et en sollicitaient chaque jour de nouvelles, le noble souci des intérêts moraux et de la régénération du pays a fait place en quelques années au scepticisme, à l’indifférence, à une préoccupation trop souvent exclusive des avantages matériels et personnels. Certes un tel affaissement, une telle décadence morale après une surexcitation de quelques années, n’a partout rien que de trop naturel ; ne nous en sommes-nous pas aperçus après chacune de nos révolutions ? Le phénomène n’en est pas moins à noter en Russie. Dans l’âme russe, le découragement semble toujours sur les pas de l’enthousiasme, l’abattement y suit de plus près l’exaltation. La faute en est-elle au régime politique ou au tempérament du peuple ? Peut-être à tous deux en même temps.

Le nihilisme, le radicalisme russe est le plus souvent une affaire d’âge, on pourrait dire que c’est une maladie de jeunesse, et cela non-seulement chez l’individu, mais aussi chez la nation[1]. C’est sa jeunesse intellectuelle et politique, c’est l’inexpérience historique de la Russie qui pour tant de questions rend le Russe si prompt aux hardiesses spéculatives, si dédaigneux de l’expérience d’autrui, si confiant dans la facilité d’une transformation sociale. À ce penchant se mêle un secret amour-propre. Alors même qu’il accepte les idées de l’Occident, le Russe aime à les outrer, à les dépasser en révolution comme en toute autre chose ; c’est un élève qui aspire à devancer ses maîtres, un nouveau venu qui trouve facilement ses aînés timides et arriérés. Le Russe de toute opinion a fréquemment pour l’Occident quelque chose du sentiment des jeunes gens pour les hommes mûrs ou les vieillards ; alors même qu’il goûte nos idées ou nos leçons, il est enclin à croire que nous restons en chemin, et il se promet d’aller jusqu’au bout des routes et des idées que les autres ouvrent devant lui. « Qu’est-ce, entre nous, que vos peuples d’Europe ? me disait il y a longtemps déjà un des premiers Russes que j’ai connus. Ce sont de vieilles barbes qui ont donné tout ce dont elles étaient capables, et dont raisonnablement on ne saurait plus rien attendre ; nous n’aurons pas de mal à vous enfoncer quand notre tour sera venu[2]. » — Mais quand ce tour viendra-t-il ? Beaucoup se fatiguent d’attendre. Par malheur cette présomption nationale est loin de toujours impliquer un travail, un

  1. Dans un livre récent (V oulikou vréméni, 1879), un écrivain à tendances à la fois aristocratiques et slavophiles, le prince Mechtchersky, a donné du nihilisme une explication pathologique qui pour être paradoxale n’est peut-être pas absolument dépourvue de vérité. Selon lui, ce serait une sorte de maladie nerveuse engendrée par l’anémie et le défaut de fer dans le sang de la jeunesse des universités ; la cause en serait le manque d’exercice dans les écoles.
  2. On rencontre des propos analogues dans Fumée, de Tourguenef.