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suivre une carrière qui promet de plus grands et de plus prompts avantages ; les enfans se forment de bonne heure et sous les yeux de leurs parens à l’oubli de leurs devoirs ; et il se prépare ainsi, par le seul fait d’une mauvaise combinaison fiscale, une génération d’hommes dépravés. On ne saurait évaluer le mal qui dérive de cette école d’immoralité. »

La contrebande armée était devenue en effet, suivant l’expression de Necker, une véritable carrière lucrative. Le célèbre Mandrin, le roué de Valence, qui tint pendant si longtemps la campagne à la tête de bandes organisées, n’était qu’un général de contrebandiers qui opérait en grand contre les gens du roi ; et l’on sait que le corps de troupes, chargé de combattre l’armée quasi-régulière des faux-sauniers, était de près de vingt-quatre mille hommes, que son entretien ne coûtait pas moins de 9 millions de livres de l’époque, que le faux-saunage donnait lieu, année commune, à trois mille sept cents saisies dans l’intérieur des maisons, qu’on se livrait souvent, pour protéger ou pour attaquer les convois de sel, à des combats meurtriers, qu’on arrêtait dans une seule année, comme contrebandiers, 2,300 hommes, 1,800 femmes, 6,600 enfans avec 500 voitures, 1,100 chevaux, que ces malheureux étaient traduits devant des tribunaux d’exception, que la contrebande du sel était classée au rang des crimes, que près de 1,800 hommes par an étaient condamnés à l’emprisonnement, que 300 étaient envoyés aux galères et que le tiers des forçats qui peuplaient les bagnes et les arsenaux n’étaient autres que des faux-sauniers pris les armes à la main.

De pareils abus ne pouvaient durer longtemps, et la gabelle devait s’écrouler avec le vieil édifice social. Il est juste toutefois de dire, à l’honneur du sage et honnête ministre de Louis XVI, que l’abolition complète de tout impôt sur la gabelle fut un moment l’objet de ses rêves d’économiste ; mais il dut reconnaître bientôt l’impossibilité absolue de remplacer cette taxe indispensable aux finances de l’état par des augmentations de taille ou des impositions d’une autre nature dans un pays épuisé depuis longtemps par la guerre et la famine. Il se contenta de proposer l’égalité du prix du sel dans toute la France, et c’était en fait le moyen le plus honnête et le plus sûr de détruire la contrebande intérieure et de couper court en même temps aux scandaleuses entreprises des fermiers et des traitans. L’année 1789 arrivait. L’assemblée nationale ne fit que reprendre le programme libéral de Necker. Le 27 septembre, elle commençait par réduire le prix du sel dans les greniers ; et le 30 mars 1790 le décret d’abolition de la gabelle était solennellement rendu et accueilli par des cris d’enthousiasme et de reconnaissance dans toutes les parties du royaume.