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Le passage ne se trouve pas dans l’Histoire de la littérature anglaise. « Il faudra qu’un auteur accoutume son imagination à considérer ce qu’il y a de plus vil et de plus bas dans la nature ; il se perfectionnera lui-même par un si noble exercice : c’est par là qu’il parviendra à ne plus enfanter que des pensées véritablement et foncièrement basses ; c’est par cet exercice qu’il s’abaissera beaucoup au-dessous de la réalité. » Car où donc enfin nos romanciers ont-ils vu ces mœurs qu’ils nous dépeignent ? Et les ont-ils vues seulement ? Pour M. Zola, je n’hésite pas à le dire et j’espère qu’après ce commencement de démonstration le lecteur n’hésitera pas davantage : il ne les a pas vues. Et quand il les aurait vues, quelle serait cette manie de ne regarder l’humanité que par ses plus vilains côtés ? Le but ? Il y a le but. Quelle mauvaise plaisanterie, et qui commence à trop durer ! A qui M. Zola pourra-t-il faire croire que le delirium tremens de Coupeau détournera de son verre un seul ivrogne, ou que la petite vérole de Nana balancera jamais dans les rêves d’une malheureuse fille du peuple toutes les séductions de la liberté, du plaisir et du luxe dont il lui donne les amples descriptions ? Il n’y a pas d’excuse, et c’en est assez, décidément, de ce vice bas et niais dont on prolonge la peinture pendant des cinq cents pages. Ouvrez les yeux, regardez autour de vous ; apparemment le siècle n’est pas si stérile en vertus qu’on n’y puisse de loin en loin rencontrer de bons exemples. De la Madeleine à la Bastille et de la gare de l’Est à Montrouge, on peut encore trouver d’honnêtes gens qui se tiennent heureux d’une modeste aisance, des pères de famille qui épargnent, des femmes fidèles à leur mari et des mères qui raccommodent le linge de leurs enfants. Ne dites pas que ces gens-là n’ont pas d’histoire ! Ils en ont une, la plus intéressante et la plus vraie de toutes, l’histoire des jours mauvais, si longue dans toute vie humaine, traversés et subis en commun, l’histoire des jours heureux et des sourires de la fortune qui sont venus récompenser le labeur et l’effort, et, — si vous avez du talent, — l’histoire de ces sentimens complexes et subtils dont le lien délicat a noué, de jour en jour plus fortement, deux ou plusieurs existences ensemble, chacun sacrifiant aux autres quelque chose de sa personne, chacun dissimulant aux autres quelque chose de ses douleurs, tous mettant en commun leurs joies et tous pouvant compter sur tous. Par malheur, ce sont des réflexions que M. Zola ne voudra jamais faire. Il a son esthétique et son système. Dans un de ses derniers feuilletons hebdomadaires n’a-t-il pas écrit cette phrase étonnante, que je site textuellement : « Voyez un salon, je parle du plus honnête ; si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins ? » Tout commentaire affaiblirait une telle déclaration de principes, toute épithète en altérerait le beau sens. C’est une de ces impressions sous lesquelles il faut laisser le lecteur.


FERDINANT BRUNETIERE.