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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/211

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toutes les mouches ; il se contenterait volontiers de leur couper les ailes et peut-être autre chose encore. — « Il y a 45,000 juifs à Berlin, et c’est trop. » — Si nous étions prédicateur de la cour, nous n’aimerions pas à prendre ce mot pour texte d’un de nos sermons. Si irréprochables que fussent nos intentions, nous aurions peur d’être mal compris, car il y a beaucoup de gens sujets à mal comprendre. Henri Heine disait autrefois : « Le judaïsme n’est pas une religion, le judaïsme est un malheur. » Grâce à Dieu, cela n’est plus vrai ; mais il importe que les prédicateurs s’observent beaucoup dans leur langage, autrement ils mettraient à l’aise les intolérans, et certains accidens déplorables pourraient se répéter. Malheur à qui sème le vent ! si la tempête éclate, c’est à lui qu’on s’en prendra.

On a peine à comprendre en France qu’il y ait en Allemagne une question des juifs, et que cette question puisse échauffer les cerveaux les plus sains, fournir matière à de virulentes polémiques. Que le ciel soit béni ! il y a en France beaucoup de choses qui ont été réglées à jamais et qu’on chercherait vainement à remettre en discussion. Si Shylock revenait au monde, il pourrait se passer de nous démontrer que les juifs ont, comme les chrétiens, des yeux, des mains, des sens, des passions, un corps et une âme, qu’ils rient quand on les chatouille, qu’ils saignent quand on les blesse, et que, comme les chrétiens, ils se vengent de celui qui les insulte ou les maltraite. Nous savions cela depuis longtemps, et depuis longtemps aussi nous savons que les lois sont pour tout le monde, qu’il n’est pas besoin de croire à la divinité du Christ pour être protégé par elles. Il en va autrement en Allemagne. L’émancipation d’Israël est pour nos voisins un événement de date récente et une réforme de provenance étrangère. La révolution de 1789 avait émancipé les juifs français ; le conquérant qui fut son héritier émancipa les juifs allemands ; après la chute du colosse, ils furent privés de leurs droits, réduits à leur antique servitude, dans laquelle ils gémirent jusqu’en 1848. Pendant longtemps, les exemples que donnait la France furent perdus. L’un des premiers actes de la monarchie de juillet fut de supprimer de la charte l’article qui reconnaissait une religion d’état, d’assimiler la synagogue à l’église et au temple, et de lui faire sa part dans le budget. A la même époque, quelqu’un proposa au sénat de Francfort de concéder aux Israélites non les droits politiques, mais tout au moins l’égalité civile et la pleine liberté du mariage ; sur quatre-vingt-dix sénateurs, il s’en trouva soixante pour rejeter cette compromettante innovation. En ce temps, on eût vainement cherché dans la florissante cité de Francfort un cercle littéraire ou artistique, une société savante, un casino, un lieu de réunion dont l’entrée ne fût interdite aux juifs. « A Francfort, écrivait Börne quelques années auparavant, le nom de juif est l’accompagnement inévitable et fastidieux de tous les incidens, de tous les