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un peu de l’inquisiteur, et partout où apparaît l’ombre menaçante d’un inquisiteur, beaucoup de gens sont en danger de perdre leur patrie.

Quand les teutomanes affirment qu’en donnant les droits politiques à cinq cent mille Juifs, l’Allemagne a commis une grave imprudence et compromis son avenir, il est difficile en vérité de prendre leurs alarmes au sérieux. On comprend sans peine que le patriotisme des Roumains se soit ému lorsqu’il a plu au congrès de Berlin non-seulement de leur enlever la Bessarabie, mais de les obliger à réviser l’article 7 de leur constitution et à naturaliser en bloc tous leurs israélites. Il s’agissait d’une nationalité naissante, plante délicate qui a besoin d’être protégée contre les insectes rongeurs ; il s’agissait aussi d’un pays de cinq millions d’habitans, où résident plus de quatre cent mille juifs, qui ne représentent pas la fleur de leur race et parmi lesquels abondent les débitans d’eau-de-vie, les prêteurs à la petite semaine, les amateurs de vilains métiers, les gens sans aveu, vivant de petite rapine, grugeurs et mangeurs de peuples, insatiables sangsues que les lois sont impuissantes à faire dégorger. Comme l’a écrit un diplomate roumain, cela revenait à dire : « Accordez en bloc l’indigénat à quatre cent mille étrangers dont la plupart ne savent pas un mot de votre langue, et qui se soucient de votre patrie autant que l’ouvrier chinois de San-Francisco se soucie du pavillon étoile des États-Unis[1]. » La Roumanie a donné dans cette conjoncture critique un grand exemple de sagesse, qui fait honneur au sens politique de ses hommes d’état. Elle a su trouver les termes d’une transaction entre les exigences inconsidérées de l’Europe et ce que lui commandaient ses plus pressans intérêts ; elle n’a satisfait personne, elle a désarmé tout le monde ; à force de prudence et d’habileté, le faible a eu raison des forts. Mais quel rapport y a-t-il entre les provinces danubiennes et le grand empire germanique ? Les juifs allemands sont-ils des gens sans aveu ? diffèrent-ils des chrétiens par le vêtement, les mœurs et la langue ? n’ont-ils pas versé leur sang sur plus d’un champ de bataille ? n’ont-ils pas fourni à leur pays des penseurs, des orateurs, des écrivains ? l’Allemagne ne leur doit-elle pas les plus beaux vers qui aient été faits depuis la mort de Goethe ? Ils sont cinq cent mille et vous êtes quarante millions ; ces quarante millions d’Allemands ne pourront pas s’assimiler ces cinq cent mille étrangers ! Ceci tuera cela, c’est le juif qui tuera l’Allemand. Où donc est la vertu toute-puissante de cette civilisation germano-chrétienne que vous exaltez si fort ? Vous aspirez à conquérir la terre et vous ne pouvez conquérir vos juifs. Voilà un singulier aveu d’impuissance, qui doit coûter à l’orgueil des teutomanes. Il y a cependant tout près d’eux un pays où depuis longtemps les israélites vivent sur un pied de parfaite égalité avec les chrétiens, et dans lequel personne n’oserait mettre

  1. Les Israélites en Roumanie, par Emmanuel Crezzulesco ; Paris, 1879, p. 12.