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des murs mêmes que décoraient deux des plus beaux chefs-d’œuvre du maître, — l’Assomption, aujourd’hui à l’Académie des Beaux-Arts, — et le tableau, encore en place, où l’on voit la Vierge et l’Enfant Jésus entourés des membres de la famille Pesaro.

liesse a représenté le funèbre cortège au moment où il traverse la piazzetta di San-Marco, c’est-à-dire que la scène a pour fond une partie du palais ducal, le ciel et les deux colonnes qui s’élèvent sur le quai du grand canal. Des personnages de rangs divers, revêtus chacun du costume qui le caractérise, portent le brancard sur lequel le corps de Titien est étendu, et dans le sein de l’un d’eux une jeune femme, suffoquée par la douleur, cache son visage en larmes : figure pleine de grâce et formant un heureux contraste avec l’aspect des autres figures, toutes calmes et recueillies, une seule exceptée, — celle d’un moine qui, subitement atteint par le fléau, s’affaisse et succombe entre les bras de ses frères. Enfin, au premier plan, quelques cadavres et deux portefaix qui s’apprêtent à les enlever, achèvent de préciser la signification de la scène et l’heure sinistre où elle se passe.

On le voit, par l’ordonnance générale comme par les détails, ce tableau n’est pas seulement la représentation tout extérieure d’une cérémonie, la simple image d’une procession analogue à celles qu’a reproduites pour le plaisir des yeux le pinceau élégant de Gentile Bellini ou le puissant pinceau de Titien lui-même. Il y a là mieux qu’une collection de portraits ou de costumes ; il y a, dans l’acception exacte du mot, un véritable tableau d’histoire et, malgré les dimensions relativement restreintes de la toile[1], une œuvre largement conçue et exécutée. C’est ce que n’hésitèrent pas à reconnaître ceux-là même qui ne la virent que lorsqu’elle reparut en 1869, à la vente de la galerie Delessert. Le succès que les Funérailles de Titien avaient obtenu trente-six ans auparavant se renouvela alors, au moins en partie, et la renommée du peintre, rajeunie par ce regain de popularité, rendit aux hommes qui l’avaient vue naître, en même temps que l’illusion de leur propre jeunesse, le souvenir vivant des ovations passées et comme un écho des premiers applaudissemens.

Alexandre Hesse venait dès le début de marquer sa place à côté des artistes les plus en vue. Tout autre que lui aurait pu se croire arrivé et se serait appliqué sans scrupule à tirer bon parti de la situation acquise : il ne voulut songer qu’aux progrès qu’il pouvait faire encore, aux efforts qu’il devait tenter. Laissant là, presque au lendemain de son succès, les hommes et les lieux qui en avaient été

  1. Les Funérailles de Titien n’ont en largeur que 2m, ,30, et en hauteur que 1m, 60.