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ingrate, où, sans avoir l’honneur du commandement, il eut presque toujours seul le mérite de la notoire, il n’a trouvé dans nos histoires qu’une notoriété médiocre au lieu de cette gloire qu’il ambitionnait et dont il était digne. La sincérité avec laquelle il a écrit ses souvenirs, la liberté dont il use vis-à-vis des hommes et des choses donnent à ses récits une saveur piquante ; il est nouveau de voir l’émigration jugée par celui-là même qui fut son défenseur le plus opiniâtre et qui, trébuchant entre ses affections et sa raison, prodigua les ressources de son activité et de son dévoûment à une aventure que condamnait si souvent son bon sens.

Je détache de ces papiers ce qui concerne l’émigration. Les lettres de Paul Ier, du comte d’Artois, du prince de Condé, du comte de Vioménil, jettent un jour imprévu sur l’une des périodes de nos annales les plus tristes et les moins connues. Elles révèlent des particularités ignorées jusqu’ici, et donnent notamment la connaissance détaillée des faits politiques et militaires qui se produisirent, sur les bords du Rhin, entre Coblentz et Strasbourg, pendant les vingt-sept mois qui s’écoulèrent du 18 octobre 1791 au 17 janvier 1794.


I.

Il faut distinguer trois périodes dans l’histoire de l’émigration. De 1789 à 1792, les émigrés, sans plans arrêtés, sans vues politiques, font plusieurs essais de contre-révolution qui avortent; de 1792 à 1795, exploités par la coalition européenne, sacrifiés par les cabinets dès qu’on les juge impuissans, ils se font tuer pour le roi de Prusse ; de 1795 à 1799, conspués par les états dont ils n’ont pu servir les projets, ils errent de pays en pays, fugitifs, misérables.

Le 16 juillet 1789, deux jours après la prise de la Bastille, le comte d’Artois, le plus jeune des frères du roi, le prince de Condé et sa famille s’échappent de Versailles et passent la frontière. Ils sont bientôt suivis par quantité de grands seigneurs. Turin fut pendant quelques mois le quartier-général de l’aristocratie française; la comtesse d’Artois, fille du roi Victor-Amédée, y accueillait avec une grâce touchante les amis de sa famille ; les ducs d’Angoulême et de Berry vinrent l’y rejoindre. Deux partis divisaient déjà la cour fugitive; à peine avait-on quitté la France qu’on se trouvait en désaccord sur les moyens, et que les royalistes créaient dans leurs propres rangs des catégories désobligeantes. La haute noblesse, entichée de sa suprématie, redoutait l’intervention de la noblesse de province et dédaignait celle de la bourgeoisie ; aussi ne voulait-elle recourir qu’à l’étranger pour rétablir le trône. Les émissaires des provinces proposaient de se servir des curés de paroisses