Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/489

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les situations, il s’identifie si intimement avec son temps et avec son pays, qu’il en est inséparable, qu’il reste la frappante expression de tout un ordre d’idées et d’événemens.

Il est plus que tout autre, à travers les hasards d’une longue vie, par tout son être, le fils des temps nouveaux, de la société moderne, de la révolution française. C’est son origine, c’est sa tradition; il est de ces races nouvelles qui se sont mises en marche à l’aube de 1789 pour ne plus s’arrêter, dont il semble résumer d’un trait, familier le mouvement ascendant en s’appelant lui-même dans l’éclat de la fortune, avec une bonhomie qui n’est pas exempte d’orgueil, « le petit bourgeois. » De cette révolution dont il est né, à laquelle il tient par toutes les fibres, il n’aime sûrement ni les abstractions vaines, ni les destructions sanglantes, ni les fureurs et les crimes. Il aime simplement ce que la France a aimé, ce qui a survécu à tout, ce qui a rallié les générations au lendemain des orages : les bienfaits d’émancipation civile sans les représailles outrées contre le passé, l’ennoblissement des classes grandissantes sans les excès de démocratie jalouse, les libertés nécessaires sans la licence des multitudes, la tolérance sans la réaction contre les cultes traditionnels. Il aime la révolution fixée, coordonnée par une administration puissante, par les codes, par le concordat. Il est jusqu’au bout de cet ordre nouveau qu’il ne cesse de défendre contre les retours d’ancien régime aussi bien que contre les utopies des sectes. M. Thiers a une autre passion inspiratrice, dominante, la passion de la grandeur nationale, surtout de la grandeur militaire. Ici il ne distingue plus entre la patrie ancienne et la patrie nouvelle, entre la France de Vauban, de Turenne, de Louis XIV, et la France de Marceau, de Napoléon, de Davout, de Masséna. Il a la religion du pays, le fanatisme de ses gloires et la pitié de ses malheurs. Tout ce qui est du pays le touche au cœur, devient son affaire personnelle, et il dira avec abandon : « Mon pays, je le connais bien, je connais ses défauts, ils me font bien du mal ; je connais aussi ses qualités et j’en jouis profondément. » Politique, orateur, écrivain, il est patriote, fils de la révolution : il est tout cela sans effort, sans affectation, avec le feu d’un esprit qui s’intéresse à tout, qui comprend tout, avec la liberté d’une nature faite pour le mouvement, — impétueux et facile, cordial, entreprenant, habilement mesuré, inépuisable de séductions, de ressources et d’évolutions à travers les événemens.

C’est l’originalité de M. Thiers, et c’est parce que le pays s’est senti vivre en lui, parce qu’en lui le pays a retrouvé ses instincts, ses ardeurs généreuses, ses attachemens, même parfois si l’on veut ses préjugés, ses superstitions et ses faiblesses; c’est pour cela que ce mort enfermé un instant il y a deux ans dans la petite chambre de