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nouvellement gouvernent la France; » comme c’est dans les paroles célèbres prêtées au prince des apôtres, dans le Paradis, qu’il résume ses griefs principaux contre les indignes successeurs de Pierre, les «usurpateurs du saint-siège[1]. » Mais papes simoniaques et Capétiens hypocrites, affirme le poète, auront beau se liguer et honteusement s’accoupler, — puttaneggiar[2], — ils ne prévau- dront pas contre l’aigle impériale, « dont les serres ont su arracher la crinière des lions tout autrement forts[3]. » Dieu ne troquera pas ses armoiries contre les lis : ainsi conclut le splendide panégyrique de l’empire romain que Dante a placé avec intention dans la bouche de l’empereur Justinien[4], l’auteur de ce Code qui mit le sceau au grand labeur, — alto lavoro, — au travail séculaire du Senatus populusque : l’élaboration du droit!

Ce que nous avons vu par le livre de la Monarchie des idées d’Alighieri sur l’empire romain, — sur ses origines miraculeuses, ses destinées magnifiques, sa continuité légitime depuis Énée jusqu’aux Hohenstaufen, — le discours de Justinien ne fait que le récapituler après maintes autres strophes du « poème sacré, » reflétant toutes la même et invariable doctrine. Je noterai seulement que dans la Divine Comédie ces idées empruntent à la poésie une splendeur que n’avait pu leur donner la déduction scolastique du traité en prose. Ce parallélisme constant de l’antiquité et de la chrétienté, ce syncrétisme universel de l’histoire profane et de l’histoire sacrée, finit par subjuguer votre esprit et par vous faire presque accepter l’inconcevable fiction. Les croyances politiques du pèlerin inspiré ont tout aussi bien que ses croyances religieuses leur ancien et leur Nouveau Testament; les Romains sont pour lui dans l’ordre temporel ce que sont les Juifs dans l’ordre spirituel : le peuple d’élection, le peuple de Dieu. De là sa sévérité pour tous ceux qui furent hostiles à Rome, à la Rome même fabuleuse, pour les héros de l’Iliade, un Ulysse, un Diomède, qui ont détruit Troie, la patrie d’Énée; de là sa colère contre Annibal et ses « Arabes, » contre Brutus et Cassius surtout, les meurtriers de César, les traîtres des traîtres, dont il assimile le crime comme le châtiment à celui de Judas. De là enfin son enthousiasme, sa vénération pour Virgile, le chantre sublime de la gloire et de la grandeur du peuple-roi et de l’empire, le poète inspiré qui a su prononcer le mot prophétique :

Tu regere imperio populos, Romane, memento!

  1. Parad., XXVIII, passim, et notamment vers 22-27.
  2. Inf., XIX, 108 et aussi Purgat., XXXII, 148-160.
  3. Parad., VI, 107-108.
  4. Parad., VI, passim.