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Cacciaguida prêchait le retour aux habits de cuir des Berti, des de’ Nerli et des del Vecchio!..

Le retour partout et en toutes choses aux principes, aux institutions, aux mœurs du passé ; une aristocratie fortement organisée, ayant la haute main sur les villes, et ces villes elles-mêmes empêchant l’affluence, évitant le contact des rustauds de la campagne; les principautés, les républiques respectant leurs autorités légitimes et les frontières établies; point surtout de ces réunions des pays divers en royaumes centralisés et compacts, point de ces « agglomérations nationales, » comme nous dirions aujourd’hui, point de chrétienté changée a en monstre à plusieurs têtes » : l’univers soumis dans l’ordre temporel à un seul chef suprême, à un empereur, à un grand justicier « d’autant plus juste et équitable que, possédant tout, il n’a rien à convoiter[1], » — tel est l’idéal politique et social d’Alighieri à la fin du moyen âge et au seuil des temps modernes. Y eut-il jamais un homme de génie en désaccord plus complet avec les aspirations, les tendances et tout le travail de son époque? Y eut-il jamais un Épiméthée qui pensât plus en arrière?.. Que nous aurions tort toutefois de nous en tenir seulement au côté arriéré et chimérique du système et de ne pas rendre hommage aux beaux et nobles sentimens qui l’avaient inspiré! Oh! n’oublions pas, de grâce, que l’utopie ici avait sa source dans une pensée haute et généreuse, et que, pour parler avec Homère, c’est par la bonne porte qu’est venu le songe, — par la grande porte ouverte sur toute l’humanité ! L’unité du genre humain, la solidarité de la vaste famille chrétienne, a la paix, la justice et la liberté sur terre, » voilà ce que poursuivait Alighieri dans la restauration du saint-empire romain; il s’est tronqué sur le moyen, sans doute, mais le but était élevé, éternellement vrai, bien digne d’enflammer une telle âme... Deux cents ans après Dante, et dans cette même ville de Florence si féconde en hommes extraordinaires, surgira un génie qui, encore aujourd’hui, demeure pour nous une effrayante énigme :

Colui ch’ a tutto il mondo fe paura[2].


et qui, lui aussi, présentera au monde un idéal politique, un idéal que se transmettront les siècles. Lui aussi, il divinisera l’idée de l’état, mais cet état, il le tiendra quitte de tout honneur et de toute vertu. Lui aussi, il exaltera les anciens Romains, mais non point pour leur désintéressement imaginaire ni leur patronage bénévole: il admirera

  1. De Monarchia, I, cap. II.
  2. Parad., XI, 69.