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pour l’époque. Dès lors, par exemple, Dante reconnaît au français une grande aptitude pour la prose ; il demande la séparation de l’oc, de l’oil et du si, le développement individuel de l’espagnol, du français et de l’italien. Il ne voulait pas de chrétienté « à plusieurs têtes, » mais il admet, il désire une chrétienté à plusieurs langues !

Aussi me répugnera-t-il toujours de croire qu’Alighieri ait primitivement songé à composer la Divine Comédie en latin, bien que Boccace se soit porté garant de cette anecdote, et qu’il nous ait même transmis les trois premiers vers du prétendu essai[1], Si d’ailleurs une telle velléité avait jamais réellement existé, elle fut bien vite abandonnée, et depuis, toutes les objurgations des pédans du jour « de donner à sa muse un manteau plus digne[2]» ne purent détourner Dante de sa résolution de chanter son « poème sacré » en accens populaires. Résolution magnanime qui nous a créé une langue, une poésie, je dirai presque une nationalité : nobis hanc patriam peperit ! Et c’est pourquoi jusqu’à l’heure présente, toute âme italienne tressaille au grand nom d’Alighieri et lui crie ainsi que le fait Sordello à la vue de Virgile :

O gloria de’ Latin, ... pro cui
Mostrò ciò che potea la lingua nostra[3] !


Inconséquence sublime du génie qui, d’un côté, voulait restaurer la monarchie universelle et qui, de l’autre, n’hésitait pas à détrôner la langue universelle, un des instrumens les plus puissans, les plus indispensables de cette monarchie ! Car ce n’est pas seulement la haute inspiration poétique que Dante a revendiquée pour le parler populaire, il pensait lui soumettre jusqu’à la science; il osa dépouiller la scolastique du grave manteau latin, et présenter la philosophie elle-même, a cette épouse de l’empereur du ciel, sa sœur et sa fille chérie, » dans un habillement simple, vulgaire; il osa dévoiler les mystères de l’école angélique et séraphique, rapprocher des profanes ce qui avait fait jusque-là l’orgueil et le trésor jalousement surveillé de la gent sacrée et docte. Sous la forme d’un commentaire à ses canzones il avait projeté de donner, dans le Convito, une véritable encyclopédie de tout le savoir de son

  1. Ultima régna canam fluido contermina mundo,
    Spiritibus quæ lata patent, quæ præmia solvunt
    Pro meritis cuique suis data lege tonantis.

  2. Voyez le Carmen de Joannes de Virgilio à Dante :

    Nec margaritas profliga prodigus apris
    Nec preme Castalias indigna veste sorores.
    (Op. min., I, p. 421.)

  3. Purgat., VII; 16-17.