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l’organisme se complique. Il était digne d’eux d’imaginer ce qu’ils appellent le socialisme de la chaire, croyant qu’il suffirait pour vaincre l’hydre de l’enfermer dans quelques théorèmes. Le moindre défaut de leurs conceptions est de n’être point prises dans la vie réelle, de n’être pas vécues. Impuissans à pratiquer leurs maximes, ils sont d’autant plus prompts à maximer leurs pratiques et à les faire passer pour la vérité même : au lieu de législateurs, ils se font glossateurs. Ne sachant innover, ils ont refait : c’était au surplus la conséquence naturelle de leur éducation historique, qui leur indique l’idéal de la grandeur allemande non point dans l’avenir, mais dans le passé. La consécration du succès donnée par la victoire à leurs enseignemens leur tient lieu de preuve de la supériorité de la civilisation allemande. De l’Allemagne triomphante devait découler le triomphe du germanisme. Tout, jusqu’aux curiosités sympathiques des Français pour un état social si différent de leur rigoureuse centralisation, confirma l’Allemagne dans sa foi en sa mission : elle se plaisait à voir dans ces éloges un hommage involontaire que rendait la corruption latine à la suprématie intellectuelle, morale et sociale de la race germanique. « Tout refaire à l’allemande » est ainsi devenu la devise des patriotes de l’école de M. de Treitschke, sans que personne s’avisât de se demander si ce ne serait pas refaire beaucoup de choses contre le sens commun. J’insiste sur ce point, car c’est là même qu’est le nœud des insolubles conflits d’intérêts et de bien des malaises que l’introduction du régime allemand a causés en Alsace-Lorraine. Ce régime a commencé par faire une sotte guerre, — que M. de Manteuffel dit regretter, — à la plupart des institutions et des usages que cette province tenait de la France, sans examiner si ces choses qu’il extirpait ainsi avec ardeur, comme étant d’origine « latine, » ne seraient point par hasard la formule la moins imparfaite des exigences des sociétés modernes et des nécessités économiques des peuples civilisés, quels qu’ils soient. Dans leurs puériles préoccupations de suprématie de race, les Allemands oublient trop qu’encore aujourd’hui c’est de la civilisation latine que leur vient tout ce qui leur permet d’entrer en communication régulière avec le monde extérieur, comme l’attestent surabondamment leur langue savante qui, plus qu’en un autre pays, est demeurée le latin ; leur langue commerciale, dont la terminologie est tout italienne ; leur langue militaire enfin, qui est du français à peine travesti, comme l’est aussi leur langue ou plutôt leur jargon du bon ton et des belles manières.

Faire à l’allemande est synonyme de retourner au gothique, car l’Allemagne proprement dite est restée gothique jusque dans ses moelles, non pas seulement par l’écriture et la lettre moulée, mais