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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

institutions. Il n’est pas jusqu’à ses qualités qu’on ne rétorque contre elle comme causes irrémédiables de sa déchéance, et l’on ne fait ainsi que répéter de confiance tout ce que la haine teutonne a inspiré de dédains et de jaloux mépris aux Allemands. Qu’on aille demander aux Alsaciens-Lorrains ce qu’ils en pensent. Jamais l’histoire n’avait mis en opposition aussi vive l’antagonisme qui existe de nos jours entre un état social qui laisse et garantit à l’activité de l’individu toutes les expansions légitimes et une race qui, poursuivant un idéal insaisissable, s’attarde aux vaines violences d’une politique tout entière inspirée et conduite par la raison d’état.

L’Allemagne n’était pas une révélation pour les Alsaciens : ils la connaissaient de longue date, et s’ils la connaissent un peu mieux aujourd’hui, ce n’est pas, il faut le dire, à son avantage. Ils vivaient avec elle en bon voisinage, et s’ils avaient quelque raison de douter des vertus antiques du peuple allemand, ils n’en méconnaissaient pourtant pas les solides qualités et s’employaient à les révéler à la France, en se chargeant de clarifier les produits de l’exubérante érudition allemande, si abondans et par cela même souvent un peu troubles. Mais quand l’Allemand est venu le régenter, avec la prétention de l’initier à sa « culture, » quand, se croyant une mission civilisatrice, il a franchi le Rhin comme on va en pays de sauvages, l’Alsacien, blessé et froissé, a mieux senti chaque jour ce qu’il devait à la France, bien qu’il fût parfois incapable de l’exprimer en français, ce qui est par parenthèse une amère condamnation des théories linguistiques. Ces institutions que l’Allemagne s’efforce d’arracher peu à peu du sol alsacien sont celles-là même qui ont fait l’Alsace française, car jusqu’à la fin du dernier siècle, jouissant d’une pleine autonomie, elle n’avait guère été française que de nom. Et ces institutions, par quoi les remplace-t-on ? Les lois judiciaires nous ont fourni un échantillon de ces nouveautés. Ce que cherche l’Allemagne, ou plutôt ce qu’elle rêve, ce ne sont point les vraies conditions d’existence d’une société moderne, mais celles de l’état moderne, Hegel ayant enseigné que l’état est le but même de la société, « la substance générale dont les individus ne sont que des accidens, des modes. » Cela donne beau jeu à la Prusse, qui est, comme on l’a fort bien dit, moins une nation qu’un système, ayant la raison d’état pour base et comme moyens la caserne, l’école et des fonctionnaires élevés dans l’idée que l’humanité ne commence qu’au baron : toutes choses entièrement incompatibles avec l’humeur des Alsaciens et des Lorrains, avec leurs intérêts et leurs besoins. Ce serait une curieuse étude à faire que celle qui, prenant les choses par le menu, noterait dans une sorte d’inventaire ce que dix ans de ce régime ont déjà fait éprouver de