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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/830

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Sannois, ce 11 juillet.

Ma charmante amie a voulu me donner elle-même des preuves de son souvenir. J’espère qu’elle est assé persuadée que je ne pourrois jouir de ce dont j’aurois à craindre quelque mal pour elle, pour ne pas me donner un moment l’inquiétude de luy en causer. Cette seule confiance peut assurer ma tranquilité ; elle m’a promis d’y avoir égard. Je la conjure encore de ne pas l’oublier et de me faire écrire un mot dès qu’il luy en coûtera le moindre effort à le faire elle-même. Je reçois donc avec transportée que son cœur m’envoye. Je jouis du plaisir d’estre aimée de vous et de voir que vous songes à moy. Je me dis que vous allés vous rétablir et nous préparer un hiver heureux qui ne sera pas troublé par les craintes de l’année dernière. Je me fais un tableau bien touchant de vostre arrivée au Mondor (le Mont-Dore) et de la reconnoissante sensibilité des gens à qui vous avés fait tant de biens. Les douces émotions ne sont point à craindre. Pussiés-vous vous y borner ! elles occuperont vostre âme sans la fatiguer et animeront vostre vie sans l’user. Prenés quelques nuances de la douce quiétude de M. Necker ; elle est moins piquante sans doute que la chaleur et l’activité de vostre autre compagnon de voyage, mais elle sera plus salutaire. Reposez-vous, je vous le répéterai sans cesse par ce que je crois ce remède le plus nécessaire à votre état.

J’ai fait un voyage agréable depuis votre départ dans des paysages absolument différents des nostres. Des montagnes, des forêts, une vue riche et étendue, le voisinage de plusieurs maisons royalles, très belles à parcourir, mais qu’on quitte avec plaisir pour des lieux plus simples dont ils font mieux sentir le prix (toujours un petit coin de Rousseau) enfin un pays poétique par ses aspects et ses contrastes. Dans le lieu même que j’habitois, je voyois un homme d’esprit honneste, aimable et simple comme les beautés qui ornent son séjour. J’ay senty tout cela, je l’ay peint, je l’ay chanté ; c’est encore un plaisir. Je vous envoyé ces vers ; ils vous amuseront un moment ; ils vous diront que j’étois heureuse quand je les ay faits et que je jouissois de quelques sentiments agréables. Mon âme est bien changée depuis que mon meilleur ami est guéry et que ma meilleure amie est, je l’espère en chemin de l’estre. Toutes les idées agréables sont revenues ; vous scavez que j’aime à m’y livrer. Ce qui me plait je le chante, et sans m’asservir à aucun travail, je passe mes jours sans contrainte, sans oisiveté et sans ennuy, comme sans prétentions et sans ambition d’aucune espèce. Qu’a-t-on à désirer quand on peut jouir de l’amitié et de la nature ? on peut glisser sur les autres peines de la vie ?

M. de Saint-Lambert m’a accompagnée dans cette course ; il veut toujours que je dise nous dans tous les sentimens que je vous exprime. Vostre destinée est bien d’estre aimée. Jouisses de ce bonheur, le premier