Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vous en viendriez là, mais j’aime que cela soit fait. Je vous l’ai dit, madame, c’est un homme perdu si on veut juger son allure suivant les principes reçus. Vous me direz tant pis pour son allure s’il lui faut des principes à part. Cela peut être ; mais les grandes têtes sont faites pour saisir et juger l’ensemble d’un homme qui n’est pas dans l’ordre commun. C’est ainsi que le juge l’impératrice, et elle en est aussi enchantée qu’étonnée. Elle est même persuadée, quoique je lui dise tant que je peux que nous sommes tous de grands hommes, que nous aurions de la peine à lui envoyer de Paris une demi-douzaine de têtes de cette trempe. Il est cependant avec elle tout aussi singulier, tout aussi original, tout aussi Diderot qu’avec vous. Il lui prend la main comme à vous, il lui secoue le bras comme à vous, il s’assied à ses côtés comme chez vous, mais en ce dernier point il obéit aux ordres souverains et vous jugez bien qu’on ne s’assied vis-à-vis de sa majesté que quand on y est forcé. Je ne vous parlerai point de ses bontés pour moi, parce que je ne le pourrois sans une extrême confusion. Je me tirois d’affaire avec le roi de Prusse parce que nous étions à deux de jeu, lui grand roi, moi petit amateur de sagesse. Mais avec l’impératrice c’est autre chose. Lorsqu’elle a quitté la représentation du trône, on ne trouve plus dans son cabinet de souveraine, on trouve une femme qui cause au milieu d’un cercle d’amis. Or, lorsque en tombant des nues on se trouve admis dans ce cercle, on compare nécessairement son peu de mérite à un avantage si inattendu, et ce parallèle humilie et décourage. Ce qui n’a pas peu ajouté à ma confusion, c’est que l’académie impériale des sciences m’a élu en même temps que M. Diderot comme associé étranger. N’ayant pas le moindre soupçon de cette niche, je n’ai pu l’esquiver. C’est peut-être la seule occasion où je ne me souciois pas d’être associé à M. Diderot, mais c’est un tour que m’a joué M. le comte Orlof, chef de l’académie, peut-être au sçu de l’impératrice.


Aux nouvelles que Grimm lui adressait de la cour de Catherine, Mme Necker répondait par des nouvelles de Paris, et le silence qu’elle gardait sur elle-même, sur sa santé, sur son mari, sur sa fille lui attirait à son tour de la part de Grimm des reproches affectueux auxquels elle répondait, non sans agrément, par la lettre suivante :


Je commence, monsieur, par vous répéter sérieusement que, loin d’avoir été étonnée du retard de votre lettre, je l’ai été, au contraire, de votre diligence ; que si je n’y ai pas répondu promptement, ce n’est ni vengeance, ni ingratitude, mais seulement affaires et maladies, et que je n’ai et je ne me crois aucun droit sur votre amitié que ceux de l’amitié même, et qu’enfin, si je remarque la conduite des autres, c’est