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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/934

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dissimulais mon sentiment sur un autre aspect de cette même question.

Je vois d’abord avec surprise qu’on veut représenter l’occupation d’Hérat par les Anglais comme une menace pour la Russie. Et pourquoi serait-elle une menace ? Certes une guerre contre l’empire britannique serait un immense malheur pour n’importe quelle puissance. Mais une fois la guerre acceptée, la Russie pourrait-elle désirer une meilleure chance de succès que de voir l’armée anglaise pousser jusqu’à Hérat? Car enfin, y a-t-il sur le globe un point où une armée anglaise soit moins favorablement placée qu’à cette extrémité de l’Afghanistan? Jetée si loin de sa base, noyée dans un pays ennemi, elle aurait devant elle toute la puissance russe, derrière elle tous les peuples afghans frémissant de rage et sur son flanc les tribus persanes que cette politique de l’Angleterre n’aurait pas manqué de pousser dans le camp ennemi. Les Russes ayant pour base d’opération la mer Caspienne, l’Oxus et le Turkestan auraient toute la liberté de choisir leur moment et d’attaquer à leur convenance, tandis que l’armée anglaise serait condamnée à une guerre purement défensive. Et dans quelles conditions? Si déjà à Caboul, en l’absence de toute résistance organisée, vos communications ont été si facilement interrompues, que serait-ce lorsque, assaillis par des armées régulières, vous seriez renfermés dans Hérat, séparés de votre base par des distances énormes infiniment plus difficiles à franchir? Il est vrai que l’armée anglaise aurait pour elle tout ce que la science, le courage et les ressources d’une grande nation peuvent donner, mais elle aurait aussi contre elle tous les moyens d’attaque d’une autre grande puissance européenne, secondée par tout ce que la haine, le fanatisme, le nombre et l’immensité de l’Asie peuvent accumuler de forces autour d’une armée. En admettant même, ce qui est fort admissible, que la victoire restât fidèle à votre drapeau, quel fruit en retireriez-vous? Assurément vous n’iriez pas poursuivre l’ennemi jusqu’à la mer Caspienne? Oui : si les Persans étaient vos alliés, et surtout si les Turcomans étaient demeurés au pouvoir de la Perse, alors une retraite de l’armée russe aurait été désastreuse. Mais, puisque les Anglais eux-mêmes ont pris d’avance toutes les mesures pour blesser mortellement ces peuples et les attacher forcément à la fortune de la Russie, que pourraient craindre les Russes, même dans la supposition d’une défaite? Appuyés sur leurs auxiliaires indigènes, ils se retireraient tranquillement pour revenir à la charge avec des moyens mieux calculés. Où serait donc l’avantage d’avoir jeté une armée anglaise sur un point aussi exposé qu’Hérat? Je sais que la clé de l’Inde se trouve toujours gardée dans cette heureuse ville. Mais vous, mon cher sir Henry, n’êtes-vous pas indigné de penser qu’une phrase si creuse ait pu servir si longtemps de formule et de raison dernière à la politique d’une grande nation ?