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Mon cher ami,

Pouvez-vous me soupçonner un instant ? J’ai reçu mes sentiments avec l’existence et vous voudriez que je les abandonnasse dans le temps où mon bonheur en est le fruit ? Vous pouvez me taxer d’enthousiasme, mais est-ce vous qui devez vous plaindre de ce que j’adore tout ce qui est bien ? Je vois quelques gens de lettres, mais comme je me suis hâtée de leur montrer mes principes, on ne touche jamais à cet article chez moi. À mon âge, avec une maison agréable, rien n’est si aisé que de donner le ton… Je vis, il est vrai, au milieu d’un grand nombre d’athées, mais leurs arguments n’ont jamais même effleuré mon esprit, et s’ils ont été jusqu’à mon cœur, ce n’a été que pour le faire frémir d’horreur.


À ces reproches qui lui étaient souvent adressés au sujet de la société qu’elle fréquentait, Mme Necker trouvait un autre jour une heureuse et charitable réponse : « J’ai des amis athées, disait-elle, pourquoi non ? Ce sont des amis malheureux. »

Mme Necker ne se contentait pas, comme elle l’écrivait à Moultou, de donner le ton à sa société ou de tempérer de temps à autre, comme le faisait Mme Geoffrin, par un : « Voilà qui est bien ! » les hardiesses de ses amis les philosophes. Plus courageuse ou plus éloquente, elle provoquait elle-même la discussion, et s’il faut en croire son propre témoignage, elle ne demeurait pas à court d’argumens. Je trouve en effet dans ses papiers le récit d’une discussion qui s’engagea un soir entre elle, Diderot et Naigeon, l’humble et enthousiaste ami de Diderot, qui n’intervient au reste dans la conversation que par des interjections dont la vivacité justifie le surnom que lui donnait Diderot : « le petit ouragan Naigeon. » Malheureusement, un des feuillets du registre où cette conversation a été transcrite se trouvant déchiré, le commencement fait défaut, et le dialogue s’ouvre par une série d’exclamations de Naigeon qui font suite à quelques propos précédens.

NAIGEON.

Chimère ! erreurs ! préjugés !

Mme NECKER, sans écouter M. Naigeon.

Monsieur Diderot, reprenons une conversation qui m’intéresse, et qui me rend l’existence plus supportable[1]. Ne me disiez-vous pas qu’il était possible d’expliquer la pensée par la suite des sensations ?

  1. Mme Necker était sujette à des souffrances et à des agitations nerveuses auxquelles elle cherchait une distraction dans la conversation.