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absolument mauvaises. Nul ne regrette plus que nous de ne pas pouvoir les trouver absolument bonnes. Il y manque quelque chose et quelque chose d’important, qui n’est rien moins peut-être, pour l’appeler de son vrai nom, que l’intelligence entière et la tradition raisonnée de l’art classique. Je crains que l’interprétation de cet admirable répertoire ne repose pas, comme il le faudrait pourtant, sur d’assez fortes et d’assez solides études. On ne s’improvise pas comédien, si ce n’est dans les romans, on le devient par la pratique de son art. Mais je m’empresse d’ajouter que la pratique elle-même de l’art, la longue habitude des planches et la longue expérience du public, ne suffisent pas encore à l’interprétation du répertoire. Il me revient sous la plume quelques passages des Mémoires de Mlle Clairon. « Ce n’est qu’après quinze ans d’études sur les moyens de contenir ma voix, mes gestes, ma physionomie, que je me suis permis d’apprendre le rôle de Monime, et j’avoue que pour parvenir à graduer de scène en scène et sa douleur et sa noble simplicité, il m’a fallu tout le travail dont j’étais capable… Je ne me flatte pourtant pas d’être parvenue à le jouer autant bien qu’il peut l’être. » Quinze ans ! et remarquez qu’elle n’exposait au Salon le buste de personne ! Elle dit ailleurs : « Ayant à jouer le rôle de Cornélie, dans Pompée, j’ai fait sur lui toutes les études dont j’étais capable : aucune ne m’a réussi. La modulation que je voulais établir d’après le personnage historique n’allait point du tout avec le personnage théâtral… Je me promis donc de me taire et de ne jamais jouer le rôle de Cornélie. » J’avoue que dans le jeu même de nos sociétaires d’aujourd’hui, je ne retrouve pas trace de ce que ces brèves indications trahissent, non-seulement de travail sur soi-même et de persévérance dans l’effort vers le mieux, mais encore, mais surtout d’éducation littéraire.

Nous n’essaierons pas de remonter jusqu’aux dernières causes. Il est probable que nos critiques atteindraient l’enseignement du Conservatoire, et ce n’est pas le lieu d’étrangler en dix lignes une grosse question. Bornons-nous à dire que les jeunes gens qui passent directement du Conservatoire à la Comédie-Française n’en ont que plus d’obligations vis-à-vis du public, ou pour parler mieux, vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur art. Nous leur demandons beaucoup sans doute, mais aussi ce n’est pas un mince honneur, et ce ne peut être une sinécure, que d’appartenir à la Comédie-Française.


F. BRUNETIERE.