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prudent de laisser tomber le sujet. Mais on voit que, n’en déplaise à Grimm, Hypatie Necker se rendait compte des choses, et qu’elle n’était pas en peine de donner une forme heureuse à ses idées.

Quelque ménagement que Diderot pût déployer pour ne pas blesser les convictions religieuses de Mme Necker, de quelque respect qu’il l’environnât, ce n’en était pas moins une relation étrange que celle de l’amant de Mme de Puisieux et de Mlle Voland, de l’auteur de la Religieuse, avec la femme austère et pure que l’ombre même d’une médisance n’a jamais effleurée et sous la plume de laquelle ne se trouve jamais un mot qui blesse les convenances. Chose singulière, il semble que Diderot fût seul à en avoir le sentiment. Les lettres qu’il adresse à Mme Necker ne sont pas seulement exemptes de ces polissonneries qui souillent toutes ses œuvres, mais elles sont écrites sur un ton de respectueuse humilité qui ne lui est pas ordinaire. On en jugera par celle-ci, où il s’excuse de ne pouvoir répondre à une demande de Mme Necker, en lui envoyant ses Salons encore inédits :


Madame,

C’est un éloge trop flatteur que celui que vous daignez faire de mes petits feuillets, pour avoir le courage de s’y refuser. Soyez bien persuadée que c’est avec un véritable regret que je vous renvoye votre commissionnaire les mains vuides ; mais je n’ai rien, mes amis ont tout pris, et c’est une misère que de leur arracher quelque chose : il y a cependant un copiste en chantier ; mes pauvres guenilles me reviendront, et je vous les confierai sans pudeur. Combien de choses vous y trouverez, qui n’auroient jamais été ni pensées, ni écrites, si j’avois eu l’honneur de vous connoître plutôt. J’ose croire que la pureté de votre âme auroit passé dans la mienne, et que je serois aussi devenu une espèce d’ange. Vous avez raison, madame, vous avez raison ; un homme honnête, un homme qui veut sortir de ce monde-ci sans remords, un homme qui veut au dernier pas revenir par la pensée sur la carrière qu’il a parcourue, sans rougir, un homme qui connoît le vrai but des lettres, et qui ne veut pas prostituer son talent, ne compose rien que Dieu et vous ne puissiez regarder avec complaisance. S’il existoit des esprits célestes, et qu’ils errassent autour de nous, à côté d’une belle ligne à laquelle ils souriroient, ou ils s’éloigneroient, ou il tomberoit de leurs yeux une larme qui effaceroit les lignes indécentes qui suivroient ; ces intelligences pures n’auroient précisément laissé dans mes ouvrages que ce que vous en approuveriez.


Il faut que cette crainte de scandaliser Mme Necker par l’indé-