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n’épargner aucune peine pour le bien commun. Si, comme je l’espère, tu suis mes conseils paternels et prends pour règle de ta vie la crainte de Dieu, la sincérité et la justice, la bénédiction du Seigneur sera sur toi ; mais si le vent emporte mes paroles, si tu ne fais pas ce que je désire, je te renie pour mon fils : ma prière demandera au ciel qu’il te châtie dans cette vie et dans l’éternité. »

De cette harangue l’enfant sauvage et défiant ne retint que la menace ; il baisa en pleurant les mains du tsar, promit d’être fidèle à ses leçons et s’enfuit dans sa retraite de Moscou, gardant son cœur fermé, en défense contre son père. Ses rapports avec lui continuent d’être ceux d’un esclave révolté et tremblant avec un maître redouté. Un trait montrera bien l’entêtement résolu et la terreur qui se disputaient cette jeune âme. À une autre époque de sa vie, un jour que Pierre demandait à son fils, alors âgé de vingt-trois ans et hors de pages, s’il n’avait pas oublié les enseignemens de ses maîtres, Alexis répond qu’il n’a rien oublié. Sur ce, le tsar l’engage à dessiner un plan et à l’apporter. Certain de ne pouvoir sortir à son honneur de cette épreuve, Alexis rentre chez lui, prend un pistolet de la main gauche et le décharge sur sa main droite. Puis il reparaît devant son père avec un bandage sur la main blessée, prétextant un accident. Il reconnut plus tard ce fait devant la commission d’enquête, et l’on retrouva dans le mur de la chambre la balle qui avait déchiré le poignet du prince.

Une douceur intelligente aurait peut-être eu raison de ce caractère buté ; mais c’était là un secret inconnu à l’âme violente du grand tsar. Cet homme qui s’était discipliné lui-même par les plus rudes efforts, dont la vie était une lutte de chaque heure contre les résistances brutales de la matière et de la barbarie, cet homme n’imaginait guère d’autre éducation ; il ne savait donner à son fils que de nobles exemples et de sévères conseils. M. Solovief définit avec un grand sens le malentendu croissant dès lors entre le père et son enfant : « Le fils chérissait le repos, haïssait tout ce qui veut de la peine, tout ce qui sort de la routine et du cercle accoutumé ; le père, à qui rien n’était plus odieux que l’indolence et la fainéantise, exigeait de ce fils, au nom de la Russie future, une activité constante, un mouvement fiévreux. Par suite de ces exigences d’une part, de l’invincible répugnance à les contenter de l’autre, les rapports s’aigrissaient entre le père et le fils, entre le bourreau et le patient, car il n’y a pire supplice que de se voir contraint à changer sa nature, et c’est à quoi Pierre contraignait son fils. »

Oui, sans doute, et nous ne savons pas de plus curieux enseignement : le souverain qui réussit à transformer un peuple, à vaincre les élémens, ne parvint pas à modifier la nature morale d’un enfant.