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te défendre. » — Alexis ayant objecté qu’il n’avait aucune intelligence de ce côté, Kikine revint à la charge. — « J’ai travaillé pour toi à Vienne; va chez l’empereur; ils ne te livreront pas. » — Au milieu de ces indécisions, une lettre du tsar arriva, dans les derniers jours d’août 1716 ; les six mois étaient écoulés, Pierre rappelait à son fils qu’il attendait sa résolution et l’engageait à venir le rejoindre pour s’en expliquer en personne. — Relancé de nouveau, le sauvage et timide jeune homme se décida brusquement, comme un lièvre affolé par le chasseur, qui part devant lui, au hasard. Le souverain l’appelait, c’était une occasion unique de franchir la frontière sans entraves. Il se rendit chez Menchikof, lieutenant de l’empire, et demanda des passeports et de l’argent pour rejoindre son père en Mecklembourg. Une seule attache le retenait.

On a vu plus haut que, du vivant même de sa femme, Alexis avait recueilli chez lui une fille de basse condition. C’était une serve, née sur les terres de Nicéphore Viazemski et nommée Euphrosine Fédorova; une Finnoise, ronde, rousse, à la lèvre sensuelle, avec le type un peu bestial de sa race. Le tsarévitch l’avait trouvée un jour chez son gouverneur; le caprice était devenu une liaison durable. Euphrosine avait les qualités de volonté et de décision qui faisaient défaut à son amant; elle prit sur lui un empire grandissant chaque jour et l’achemina par ambition aux résolutions extrêmes. A l’heure de la fuite, elle fut pour beaucoup dans les hésitations du prince, qui ne pouvait se résoudre à la quitter; un mot de Menchikof vint à point dissiper ces hésitations. — « Que feras-tu d’Euphrosine? ;> demanda le ministre au tsarévitch, quand ce dernier lui annonça son départ. — « Elle m’accompagnera jusqu’à Riga, d’où je la renverrai. — Prends-la plutôt avec toi, » dit Menchikof, dont la morale n’était pas farouche. — Fort de cet assentiment, Alexis ne balança plus; il se mit en route le 26 septembre, accompagné seulement de la Fédorova, d’un frère de cette femme, et de trois domestiques; tous croyaient se rendre auprès du tsar, en Mecklembourg. A Riga, le voyageur emprunta au juif Isaïef, fournisseur des armées, quelques milliers de florins. En approchant de Libau, il rencontra sa tante, la princesse Marie Alexeiévna, qui revenait de Carlsbad. Cette sœur de Pierre le Grand tenait ouvertement le parti de la tsarine répudiée, mère d’Alexis. — « Où vas-tu? demanda-t-elle à son neveu. — Chez mon père. — Tu fais bien, qu’adviendrait-il de toi si l’on t’enfermait au couvent? — Je ne sais, je perds la tête de chagrin; j’eusse été heureux de me cacher quelque part. — On te trouvera partout, fit la princesse. Puis elle interrogea son neveu sur le compte d’Eudoxie. — Tu l’as oubliée, tu ne lui écris ni ne lui envoies de l’argent. —