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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/227

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jour où « la ville de l’intelligence » est devenue la capitale d’un vaste empire et de la première puissance militaire du monde, du jour où l’on s’est affranchi du régime de la complaisance universelle et obligatoire, on a vu naître les inquiétudes, les mécontentemens, les ombrages, et on a reconnu ce que valait une amitié qui exigeait tout et n’accordait presque rien.

L’anonyme s’est donné le plaisir de rappeler et de dénombrer toutes les couleuvres que l’amitié russe a fait avaler à la Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, et il y a beaucoup de vrai dans ses doléances; mais dans ce monde on attribue souvent à la force des choses ce qu’on devrait imputer à la faiblesse des caractères. Le roi Frédéric-Guillaume IV était un homme d’esprit, il avait le goût fin et l’imagination romantique, il se connaissait en beaux-arts, en littérature comme en théologie; malheureusement, si instruit qu’il fût, il ignorait une maxime qui est le fond de la vie et de la politique, il n’avait pas découvert que toute action suppose un choix et que tout choix demande un sacrifice. Amoureux de ses rêves, mais incapable de choisir et de rien sacrifier, il a perdu son temps à chercher sa volonté sans la trouver et à compromettre son avenir à force de le discuter. Il aspirait à être quelque chose en Allemagne et il aspirait aussi à conserver toujours les bonnes grâces de l’empereur Nicolas. Les vains efforts qu’il fit pour concilier ses ambitions avec les exigences d’une amitié gênante et sourcilleuse le mirent souvent dans de mauvais pas, d’où il ne sortit qu’en infligeant à son peuple de dures mortifications. L’empereur Nicolas, qui ne rêvait guère et qui savait très bien ce qu’il voulait, parlait quelquefois de son royal beau-frère sur un ton de superbe ironie. Il l’appelait son frère le poète. Il ne prenait pas ses ambitions au sérieux et il condamnait sévèrement ses velléités libérales. «Mon frère de Prusse se perdra, » disait-il, et il disait aussi: « Je n’entends pas avoir à Berlin et à Vienne des assemblées constitutionnelles attachées à mes flancs. » Pendant la terrible crise de 1848, les transactions auxquelles se prêta son frère le poète lui causèrent des irritations qu’il ne songeait pas à dissimuler. Les vrais amis se prennent à souhaiter que leurs amis soient dans le malheur pour avoir l’occasion de leur témoigner toute leur tendresse. L’empereur Nicolas souhaitait sincèrement que Frédéric-Guillaume IV ne pût venir à bout des barricades et des émeutes, il grillait d’envie de lui prouver son dévoûment en le ramenant à la tête de ses troupes à Berlin et en le remettant sur son trône de ses propres mains. Il exprima un jour ce désir très ouvertement. « Dans l’automne de 1848, le général commandant du 1er corps prussien, le comte Dohna, assistait par l’ordre de son auguste maître aux manœuvres de l’armée russe, qui avaient lieu près de la frontière, sous la direction personnelle de l’empereur Nicolas, Dans un entretien