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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/229

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du doigt l’un des deux souverains : « Voilà notre maître! » — et en nous montrant l’autre : « Voilà le maître de notre maître ! » Les chambres avaient dû clore avant terme leur session annuelle, parce que sa majesté ne serait pas entrée sans une profonde répugnance dans une ville souillée par des « scandales constitutionnels. » Qui pourrait dire les empressemens, les respects obséquieux que prodiguaient à l’auguste visiteur la cour, la noblesse, les généraux? Il ne voyait autour de lui que des fronts humiliés. Ses regards étaient comptés, ses sourires faisaient des heureux, ses moindres paroles imprimaient aux visages un air de ravissement; il semblait qu’un nouveau soleil se fût levé sur Berlin. « Les témoins de ces scènes qui ne se répéteront plus, nous dit l’anonyme, se souviennent encore de l’émotion avec laquelle tout ce qui appartenait à notre cour contemplait la haute taille de ce bel homme, dont l’orgueil regardait comme une chose toute naturelle les hommages des petits princes allemands accourus à sa rencontre et les courbettes des généraux saluant en sa personne le premier soldat de l’Europe. Être remarqué ou n’être pas remarqué de l’empereur, obtenir un mot de lui ou n’être honoré que d’un signe de tête équivalait pour eux à être ou n’être pas. « Sa majesté n’a pas daigné me parler ! » s’écriait douloureusement tel petit souverain dont la dignité ombrageuse eût accusé de trahison quiconque se serait permis d’établir la moindre distinction entre la souveraineté de la Prusse et celle de la principauté de Lippe-Schaumbourg. »

Frédéric-Guillaume, quelles que fussent son endurance et sa modestie, se sentit plus d’une fois froissé par l’excès de ces hommages. Il rabroua assez vertement un personnage qui, le 21 mars 1852, avait pris la liberté grande d’exprimer au nom de son roi, au nom de l’armée, au nom de tous les fidèles Prussiens, le vœu que « Dieu conservât longtemps encore l’empereur Nicolas au continent qu’il lui avait donné pour héritage. » De plus dures épreuves lui étaient réservées. Qui ne le plaindrait en songeant aux mortelles perplexités, à toutes les crises de conscience, à toutes les nuits sans sommeil auxquelles il fut condamné, quand il vit en 1853 l’Europe s’ameuter, se coaliser contre son ami, contre « le vrai chef de tous les intérêts conservateurs? » Il accusait l’Angleterre d’avoir contracté une souillure en s’alliant à la révolution couronnée, en mettant sa royale main dans la main douteuse et impure d’un Napoléon III. Que d’efforts généreux ne fit-il pas pour détacher l’Autriche des puissances occidentales? à combien d’expédiens, de subterfuges ne dut-il pas recourir pour tirer son épingle du jeu, pour sauver sa fidélité sans avoir maille à partir avec personne? Il envoyait à Londres le général Gröben, et lord Clarendon disait : « On m’envoie pour m’expliquer une chose inexplicable un homme qui ne sait pas s’expliquer. « Il envoyait en France le général von Wedell, et