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à Pierre cette grosse nouvelle. De Spa, où il se trouvait alors, le tsar avait déjà réexpédié à Vienne Roumiantzof, adjoint cette fois à un de ses plus affidés conseillers, Pierre Tolstoï. Tolstoï, « l’homme le plus fourbe et le plus éloquent de toute la Russie, » au témoignage de Cajétan, était le sujet désigné pour une pareille mission; il avait jadis étudié l’art naval à Venise, connaissait l’Italie, parlait la langue de ce pays, et possédait les rares talens diplomatiques que nous allons voir à l’œuvre. Il emportait des instructions détaillées, rédigées de la main de son maître, et une nouvelle lettre autographe pour Charles VI. Aux termes de ces instructions, Tolstoï devait représenter fortement à l’empereur l’injustice des procédés dont on usait vis-à-vis d’un souverain allié et d’un père de famille ; par ce langage résolu, il devait amener la cour de Vienne à s’expliquer clairement, dans une réponse écrite ; s’il ne pouvait obtenir qu’on lui remît le tsarévitch, il devait aussitôt changer ses batteries et solliciter l’autorisation d’entretenir le prisonnier au nom de son père; il ferait valoir alors toutes les raisons qui commandaient à Alexis la soumission et le retour dans sa patrie, en lui promettant le pardon paternel.

En arrivant à Vienne, Tolstoï et Roumiantzof, mis au courant de la situation par Vessélovski, se présentèrent chez l’empereur. Charles fit aux envoyés un accueil embarrassé, se renferma dans son mutisme habituel, et promit de répondre après réflexion à la lettre qui lui était adressée. En sortant du palais, Tolstoï frappa un coup habile ; il se rendit chez l’archiduchesse de Wolfenbuttel, mère de l’impératrice et belle-mère du tsarévitch ; faisant appel à l’affection de cette princesse pour ses petits-enfans, il montra ces innocens victimes de la malédiction qui allait tomber sur leur père. L’archiduchesse n’avait guère de penchant pour le triste mari de sa défunte fille et le connaissait bien. — « Je connais la nature d’Alexis, dit-elle à Tolstoï; c’est en vain que son père s’efforce de le contraindre aux travaux des armes; il est plus propre à tenir en main des chapelets que des pistolets. » — Elle promit de s’entremettre pour faire aboutir la demande du tsar. Tolstoï visita ensuite l’impératrice et divers ministres ; les influences qu’il sut ainsi se ménager jetèrent la division dans les conseils de l’empire. Une commission de trois ministres se réunit en août pour examiner à nouveau l’affaire. Elle reconnut qu’il n’était plus possible de continuer le mystère officiel dans lequel on s’était retranché jusqu’alors ; mais en avouant hautement la protection dont on couvrait le tsarévitch, on ne devait pas aller jusqu’à l’extrémité d’une rupture avec la Russie. L’humanité et la dignité de l’empereur défendaient de livrer le fugitif sans conditions; on ne pouvait du moins refuser aux envoyés de Pierre la faculté de s’entretenir avec leur prince; il