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c’est la menace qui sera efficace et non la séparation. » Le vice-roi finit par se rendre et promet de présenter l’éloignement d’Euphrosine comme un sacrifice nécessaire. Weinhardt se charge de révéler au prisonnier les intentions de ses geôliers en les aggravant à l’avance. — Enfin une idée victorieuse traverse l’esprit de Tolstoï: il se rendra chez Alexis et lui annoncera le prochain voyage du tsar en Italie; il sait la terreur superstitieuse que cause à ce fils la présence de son père ; la seule perspective de se trouver vis-à-vis de lui troublera toutes les facultés du tsarévitch. — « Ainsi, écrit le négociateur avec une certaine satisfaction, j’ai arrangé les choses de façon à ce que de funestes nouvelles lui parviennent en même temps de trois côtés différens: le commis lui ôte l’espérance d’un secours de l’empereur, moi-même je l’effraie avec la prochaine arrivée de son père, et le vice-roi le menace de lui enlever sa maîtresse; il ne lui restera plus qu’à se soumettre et à demander grâce. » — Voilà un assaut cruel. Les âmes douces ne verront pas sans pitié ces trames sombres s’enrouler autour d’une victime sans défense ; mais il faut bien admirer, au point de vue du métier, l’art du diplomate, cet autre soldat qui exécute de son mieux une consigne, sans en discuter la valeur.

Immédiatement et suivant le plan convenu, Weinhardt frappa le premier coup. Le commis gagna consciencieusement ses 160 florins; il vint causer amicalement avec le tsarévitch, lui dit que la protection impériale allait cesser de le couvrir, et lui révéla les mesures qu’on méditait de prendre contre Euphrosine. À ces ouvertures, Alexis pâlit, interrompit brusquement et demanda à voir Tolstoï; il écrivit de sa main quelques lignes à son compatriote pour le prier devenir seul, le soir du même jour, 2 octobre; Roumiantzof, dont le prince ne pouvait pas souffrir la vue, devait être exclu de l’entretien. Tolstoï hésita d’abord ; il ne croyait pas à un succès si rapide; puis, se ravisant, il monta dans la soirée au château Saint-Elme. C’était dans la cellule même du tsarévitch que devait avoir lieu ce duel décisif; c’était de ce suprême asile qu’il fallait arracher l’hôte de l’empereur. Une longue conversation s’engagea entre les deux hommes, à voix basse, en dehors des assistans autrichiens. Tolstoï assura qu’il venait de recevoir une lettre du tsar, lui faisant part de ses derniers projets : Pierre massait des troupes et préparait une action énergique en Silésie; mais avant de réclamer son fils les armes à la main, il comptait réaliser le dessein, déjà ancien chez lui, d’un voyage d’études en Italie ; il viendrait droit à Naples, à son fils rebelle. — « Pensez-vous, ajoutait Tolstoï, qu’on pourra l’empêcher de vous voir? Non, sans doute. Ainsi, préparez-vous à cette entrevue. » — À cette nouvelle, Alexis se prit à trembler de tous ses membres; il lui semblait déjà voir son père devant