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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/318

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Moscou la curieuse enquête dite de Souzdal, à la suite de l’interrogatoire de la tsarévna Marie Alexéïevna: cette princesse, appelée à répondre de sa conversation avec Alexis à Libau, s’embarrassa dans des réticences qui la firent soupçonner d’intelligence avec l’ex-tsarine Eudoxie; un commissaire partit pour Souzdal, s’y présenta à l’improviste et trouva là d’étranges surprises.

Le couvent de la Protection de la Vierge de Souzdal, caché dans les vastes forêts de la province de Vladimir, était un des sanctuaires les plus vénérés de la vieille Russie. C’était là que l’impératrice Eudoxie avait pris le voile, après le divorce de 1698, sous le nom de sœur Hélène. On le croyait du moins, et nul ne doutait qu’elle ne vécût dans ce cloître de la vie paisible et silencieuse des filles retranchées du siècle. Le commissaire, qui arriva de Moscou à Souzdal en février 1718, ne voulut pas effrayer la maison de paix par l’appareil d’une descente de justice; il frappa à la porte du monastère sans se faire connaître et vint droit à la cellule de sœur Hélène. Au lieu de la religieuse qu’il s’attendait à trouver, il surprit là une femme élégamment vêtue, coiffée du pavoînik[1]. Autour d’elle, des coffres étaient ouverts, emplis de parures et de riches costumes. Le commissaire se précipita sur ces coffres et en retira quelques billets que la tsarine tenta vainement de lui arracher. Ces billets, rédigés en termes mystiques et qu’on reconnut plus tard être de la main du frère d’Eudoxie, Abraham Lapouchine, contenaient des avertissemens prophétiques relatifs aux hautes destinées d’un jeune homme inconnu. En poursuivant son enquête dans l’église, le commissaire découvrit sur l’autel un rituel de prières pour la famille régnante, où Eudoxie figurait sous son vrai nom et à son ancien rang[2]. Le chapelain, sommé de s’expliquer, avoua qu’il priait habituellement pour la tsarine Eudoxie et qu’elle même assistait aux offices, à une place séparée, dans le chœur, sous le costume séculier. Les religieuses commencèrent à parler; il se passait bien des choses suspectes au couvent, des allées et venues de messagers, d’étrangers peu édifians; un officier de recrutement, un certain Gliébof, était depuis longtemps en liaison avec l’ex-tsarine ; on le voyait passer le soir, se rendant à la cellule d’Eudoxie. Une sœur professe, qui vivait elle-même avec l’avoué du couvent, écrivait et portait les messages de l’ex-tsarine à l’officier.

  1. Demi-diadème orné de perles, ancienne coiffure nationale des dames russes.
  2. A la fin de chaque office, dans l’église russe, le prêtre priait à haute voix pour le tsar et tous les membres de sa famille, énumérés dans leur ordre de préséance. Aux époques de révolutions, le maintien d’un membre déchu ou l’introduction d’un imposteur dans la liste officielle étaient des crimes d’état sévèrement recherchés : cette consécration religieuse était en effet le premier souci des prétendans et l’un de leurs plus puissans moyens d’action sur le peuple.