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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/344

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elle l’est trop souvent en Allemagne et en Angleterre. Le peuple français, considéré en masse, est toujours resté philosophe comme au XVIIIe siècle. C’est à nos yeux une qualité précieuse, absolument indispensable aux nations démocratiques, qu’il faut développer de plus en plus pour en retirer tous les fruits. La philosophie n’a jamais nui, non-seulement aux sciences, mais à la littérature, et en particulier à celle de notre pays[1]. Revenir à la philosophie, et, s’il est possible, à une philosophie bien entendue, ce serait revenir au véritable esprit national dans ce qu’il a de meilleur et dans ce qui a fait le plus pur de sa gloire.

Le mouvement politique contemporain nous fait aussi une impérieuse nécessité d’élargir les études philosophiques, morales et sociales. Ces institutions qui nous régissent créent des besoins nouveaux, qui peuvent ne pas exister au même degré chez les nations voisines, mais qui deviennent de plus en plus urgens dans notre pays. Voulons-nous une démocratie élevée et éclairée, qui sache se gouverner elle-même selon des principes stables et universellement reconnus, ou voulons-nous une démocratie abaissée et ignorante, livrée aux politiciens et aux vicissitudes d’une lutte aveugle entre les partis? Tout dépendra de notre instruction philosophique, morale et sociale. Cette instruction est surtout nécessaire pour les classes moyennes, qui, dans les démocraties, tirent de leur propre sein les classes dirigeantes et dirigent elles-mêmes à leur tour les classes populaires[2]. Aussi est-ce surtout à l’enseignement secondaire que les législateurs, les ministres, les conseils de l’Université doivent accorder leur attention : d’une meilleure instruction secondaire sortira naturellement le progrès de l’enseignement supérieur.

Le grand mal de notre pays, auquel une forte organisation des études morales et sociales pourrait apporter un remède, c’est la division des partis politiques, qu’entretient et accroît encore la division

  1. Notre prose française, avec ses qualités d’analyse, de clarté et de précision abstraite dons les formes, de logique dans la construction grammaticale, d’ordre et de régularité dans la composition littéraire, est elle-même éminemment philosophique. Nos meilleurs prosateurs des derniers siècles furent encore des philosophes, comme Montaigne, Descartes, Pascal, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, — sans compter les observateurs de l’âme humaine et les moralistes, tels que Molière, La Rochefoucauld, La Bruyère, Massillon. Nos meilleurs écrivains actuels sont aussi des philosophes; les plus belles pages de nos poètes contemporains sont des inspirations philosophiques, comme dans l’Espoir en Dieu, Rolla, les Nuits, les Contemplations, la Légende des siècles; nos meilleures pièces de théâtre et nos meilleurs romans sont des pièces et des romans de philosophie morale et de psychologie. C’est un goût traditionnel que celui du public français pour l’observation des mœurs et l’analyse des caractères.
  2. On trouvera, sur le rôle des classes moyennes et de la bourgeoisie, des réflexions fort judicieuses dans un des meilleurs livres sur l’enseignement qui aient paru depuis plusieurs années : la Réforme de l’enseignement public en France, par M. Th. Ferneuil.