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qui porte encore aujourd’hui le nom de plage de Boucanet, qu’elle portait au XIIIe siècle, existait bien antérieurement à cette époque et n’a pas subi depuis de variations sensibles. Ce nom de Boucanet, diminutif du provençal Bouco et du latin bucca, bouche, indique assez bien que là se trouvait l’une des embouchures du Rhône, probablement la plus occidentale de toutes, celle que Pline appelait la bouche espagnole, os hispanense. Il est même fort probable, sans qu’on puisse l’affirmer d’une manière précise, qu’à l’époque de saint Louis, le quatrième cordon littoral ne formait pas, comme de nos jours, une ligne tout à fait continue. Des actes du XIIe et du XIIIe siècle semblent indiquer que la plage présentait en cet endroit une grande coupure, un large grau, qui permettait à la mer de pénétrer dans les étangs du Repausset et du Repos. Ces étangs, presque complètement atterris aujourd’hui par le Rhône, le Vistre et le Vidourle, formaient alors une rade tranquille, abritée de tous les vents par les flèches de sable du cordon littoral en voie de formation. Ils portent dans quelques actes anciens les noms caractéristiques de « Repos d’Aigues-Mortes » ou de « Repos de la mer, » désignation que l’on retrouve d’ailleurs en Provence, à l’ouest de l’embouchure du grand Rhône, dans la partie la plus tranquille du golfe de Fos.

Il serait peut-être imprudent d’être trop affirmatif dans de pareilles questions. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’ancien Rhône, dépourvu de digues, ou tout au moins imparfaitement endigué, coulait alors librement à travers les étangs au-dessus et au-dessous d’Aigues-Mortes et que l’appareil littoral, qui est aujourd’hui presque partout émergé et dont les bas-fonds sont à peine couverts d’une tranche d’eau de quelques centimètres, se composait, à l’époque des croisades, d’une série d’étangs parallèles à la côte, tous profonds et navigables, communiquant entre eux par de larges passes et alimentés à la fois par le Rhône et par la mer. C’était à vrai dire une mer intérieure ; et on peut juger de la profondeur de cette lagune au XIIIe siècle et de la rapidité prodigieuse avec laquelle elle s’est depuis colmatée par la présence d’une digue en maçonnerie qu’on appelle la Peyrade, véritable brise-lames construit en pierres de gros appareil, dont on voit les débris dans l’ancien étang du Repausset. Cette jetée défensive est encore apparente surplus de 600 mètres de développement ; elle a près de 8 mètres en couronne et est protégée du côté du midi, c’est-à-dire du côté de la mer, par une ligne de pieux et des blocs d’enrochement qui ont quelquefois un volume de plus de 10 mètres cubes. Un pareil ouvrage n’a pu évidemment être établi que dans une eau très profonde ; aujourd’hui la digue de la Peyrade est entourée de terres cultivables ; en plusieurs points elle disparaît sous les alluvions ;