Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/475

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Salons du philosophe, comblés tant bien que mal par des considérations littéraires ou morales, ce qui n’a pu que faire insensiblement dévier la critique d’art de la route qu’elle aurait dû suivre. Il faut donc bien s’entendre et bien convenir de ce que les mots voudront dire avant de saluer en Diderot le créateur de la critique d’art.

Oui, si la critique d’art est proprement un genre littéraire, qui n’exige que des qualités littéraires, et qu’on puisse traiter convenablement sans connaître autre chose de la peinture ou de la sculpture que les impressions qu’elles donnent, Diderot peut passer pour le créateur et l’un des maîtres de ce genre. Mais si la critique d’art, comme aussi bien toute critique, comme la critique littéraire et comme la critique scientifique, est et doit être quelque chose de plus que le compte rendu des impressions du juge, — si tout jugement doit être appuyé sur des motifs et si ces motifs doivent être déduits des principes, — si les principes à leur tour doivent être tirés de la connaissance entière des ressources, des moyens d’expression, de la matière et de la technique d’un art, — on y regardera sans doute à deux fois, et la conclusion sera tout autre. Car enfin, si la manière de Diderot n’est pas la bonne, si même peut-être elle est la pire, étant la moins instructive qu’il y ait pour le public et la moins profitable aux artistes, qu’a-t-il créé qu’un exemple de confusion, et que nous a-t-il légué qu’un modèle d’erreur? Il a pris dans ses Salons justement le contre-pied de la vraie critique d’art, comme dans ses Entretiens sur le Fils naturel il avait pris le contre-pied de la vraie critique dramatique. Il a mis devant ce qui était derrière et du principal il a fait l’accessoire, il a parlé de l’art de peindre précisément comme si l’art de peindre visait à provoquer l’émotion littéraire, et de l’art dramatique précisément comme si l’art dramatique était avant tout l’art d’« ordonner » des tableaux vivans. Et c’est pourquoi nous n’hésiterons pas à conclure qu’en dépit de toutes les qualités que l’on voudra, — qualités d’écrivain et qualités de penseur, — les Salons ne font pas plus d’honneur que les Entretiens sur le Fils naturel à ce que nos pères eussent appelé sa judiciaire. Il n’y a rien pour nous, ou presque rien, à prendre dans les Salons de Diderot : il est même à regretter que notre siècle y ait déjà tant pris.


F. BRUNETIERE.