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d’empressement aux lettres de Mme Necker. Souvent elle était obligée de lui écrire deux ou trois fois pour obtenir une réponse, et sa correspondance est pleine de plaintes affectueuses, mais incessantes, sur les trop longs silences de son ami. « Si vous pouviez imaginer, lui écrivait-elle, avec quel plaisir j’ai apperceu des caractères que votre main avoir tracés, vous auriez des remords de m’en avoir privée aussi longtemps. Votre amitié est une des bases essentielles de mon bonheur. Comment avez-vous pu m’en ravir si longtemps les marques ? » À ces tendres reproches, Moultou répondait en s’excusant sur ses occupations, sur l’ardeur qui l’emportait tantôt à se consacrer à la défense de son ami Rousseau, tantôt à intervenir dans les querelles des bourgeois et des natifs. Mais il y avait dans ces longs silences quelque chose de systématique. Nature sensible et fière, Moultou portait à ses amis un intérêt passionné, lorsqu’il pouvait quelque chose pour adoucir leurs peines : au contraire, lorsqu’il les sentait heureux, un instinct que comprendront certaines natures le poussait à se retirer en quelque sorte de leur bonheur et à ne rien leur demander pour lui-même. Il finissait cependant par confesser à Mme Necker les motifs secrets de sa réserve, ce qui lui valait de nouveaux et tendres reproches :


Vous sçavez si bien réparer vos fautes qu’on seroit tenté de vous les pardonner, mais, mon cher Moultou, je ne puis les oublier. L’instant que vous avez paru cesser de m’aimer a laissé dans mon cœur de profondes traces. Quoi, vous abandonnez vos amis quand ils sont tranquilles ! Voilà ce que j’ai toujours craint ! Quelle est cette bienfaisance cruelle qui ne vit que dans les douleurs, et qui, loin de partager le bonheur de ses amis, le diminue autant qu’il dépend de lui ! Oui, je vous trouve dur, barbare même dans les raisons que vous m’alléguez. Voulez-vous me contraindre à ne considérer mes plaisirs qu’accompagnés de votre indifférence, vous scavez, mon cher ami, que ce seroit les empoisonner et que je n’en connus jamais de réels que ceux qui prennent leur source dans un cœur sensible. Mais vous scavez aussi que toutes mes peines ont eu la même origine et vous me le rappelleriez bien cruellement si vous cessiez de m’aimer, je dirai même de me regretter, car quelqu’illusion que puisse vous faire votre ardente imagination, jamais, non jamais, vous ne me remplacerez. J’ai la conscience de cette vérité parce que mon cœur a celle d’un attachement indéûnissable qui a résisté à tout et même aux injustices que cette imagination vous a fait commettre ; mon amour propre auroit dû en être blessé, mais mon cœur affligé ne m’en laissoit pas le temps.


Bien que l’absence fût, au dire de Mme Necker, « un burin qui gravoit plus profondément dans son cœur les traits de ses amis, »