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étoit sans danger, je vivois tranquille, et la mort est entrée dans mon cœur sans y être attendue. » Lorsque la mort est entrée dans un cœur, suivant la forte expression de Mme Necker, le vide qu’elle a fait ne peut plus être rempli que par les souvenirs de l’être aimé, et de tous ces souvenirs les plus vivans et les plus chers sont les êtres qu’il a aimés lui-même. Aussi, durant les quelques années qu’elle survécut à Moultou, Mme Necker partagea-t-elle entre sa femme, son fils et ses filles tous les sentimens qu’elle avait eus pour lui, et elle pouvait avec vérité écrire à Mme Moultou que tout la rattachait à elle, « l’estime, la reconnoissance, le souvenir, et tous les tendres et mélancoliques pensers, » ces pensers qui deviennent, lorsque commence la lente destruction des années, la loi et l’amère douceur de la seconde moitié de la vie.


II.

La relation de Mme Necker avec Buffon n’est pas un des traits les moins curieux de la vie de cet homme illustre, auquel on s’était plu, sur la foi de documens hostiles et trop facilement acceptés, à faire une réputation de dureté et de sécheresse jusqu’au jour où la publication entreprise par son arrière-petit-neveu, M. Nadault de Buffon, est venue rétablir la vérité sur bien des points méconnue. Lorsque Buffon connut Mme Necker, il avait soixante-sept ans. Depuis cinq ans, il était veuf d’une femme beaucoup plus jeune que lui, dont il s’était épris en la voyant, à peine âgée de dix-huit ans, dans le parloir du couvent des ursulines de Montbard, et dont la tendresse, la fidélité, la douceur avaient payé de retour son affection passionnée. « Cette mort, disait-il, lui avait laissé au cœur une plaie incurable. » Son fils voyageait par ses ordres avant qu’un brevet d’officier, obtenu dans le régiment des gardes, le retînt presque toujours dans des garnisons lointaines. Buffon vivait donc à Montbard de cette existence solitaire, laborieuse et sevrée de tous les plaisirs (au moins des plaisirs du cœur) dont la régularité majestueuse, si mal à propos raillée, l’aidait peut-être à contenir les élans d’une nature fougueuse. Mais dans ce corps athlétique se cachait un cœur ardent et sensible, et ce cœur tenait en réserve des tendresses qui demandaient à s’épancher. Peut-être, durant les quelques heures de repos qu’il s’accordait chaque après-midi, lorsqu’il se promenait de son pas lent et régulier sous l’ombre des allées ou au soleil des terrasses qu’il avait embellies, la peinture des merveilles et la poursuite des secrets de la nature n’occupait-elle pas entièrement sa pensée, et peut-être les nobles jouissances du génie qui se complaît dans son œuvre ne lui faisaient-elles pas oublier les tristesses d’une vie dépouillée de ces doux et austères