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attentats qui ont lieu presque chaque jour en Russie, prouvent qu’il est exécuté à la lettre. On ne comprend pas que cette œuvre effroyable de la pan-destruction puisse inspirer à des personnes appartenant à la classe aisée ce fanatisme farouche qui les porte à sacrifier leur vie pour tuer ceux que la vehme condamne à mort. En Occident, les régicides ne manquent pas, et ils agissent sous l’empire de cette même haine de l’ordre social, mais ils n’ont pas de complices, et l’idée du crime naît d’une sorte de fermentation maladive dans des cerveaux mal équilibrés : les deux régicides de Berlin, les deux de Madrid, et celui de Naples présentent le même caractère. En Russie, les assassins sont des gens intelligens, instruits, dévoués, et ils obéissent à une vaste association, partout présente et qui cependant échappe aux recherches les plus persistantes de la police. Il faut qu’il y ait dans le caractère russe une puissance d’exaltation mystique qui a disparu ailleurs. Pour trouver un phénomène semblable, il faut remonter aux séides du vieux de la Montagne au XIIIe siècle[1].

L’organisation de la secte n’est pas restée inconnue ; elle a été formulée par Bakounine, dans le Catéchisme révolutionnaire, écrit en chiffres, mais dont l’accusation a donné lecture dans la séance du procès Netchaïef, du 8 juillet 1871. En voici quelques extraits : « Le révolutionnaire est un homme voué. Il ne doit avoir ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentimens, ni propriété. Il doit s’absorber tout entier dans un seul intérêt exclusif, dans une seule pensée et une seule passion : la révolution… Il n’a qu’un but, qu’une science : la destruction. Pour cela, et rien que pour cela, il étudie la mécanique, la physique, la chimie et parfois la médecine. Il observe dans le même dessein les hommes, les caractères, les positions et toutes les conditions de l’ordre social. Il méprise et hait la morale actuelle. Pour lui, tout est moral qui favorise le triomphe de la révolution, tout est immoral et criminel qui l’entrave… Entre lui et la société, il y a lutte à mort, incessante, irréconciliable. Il doit se préparer à mourir, à supporter la torture et à faire périr de ses propres mains tous ceux qui font obstacle à la révolution. Tant pis pour lui s’il a dans ce monde des liens de parenté, d’amitié ou d’amour ! Il n’est pas un vrai révolutionnaire si ces attachemens arrêtent son bras. Cependant il doit vivre au milieu de la société, feignant

  1. Dans l’excellente étude publiée par la Revue du 15 février 1880, M. Anatole Leroy-Beaulieu dépeint très clairement le caractère des nihilistes russes et les causes qui favorisent leurs progrès. Dans le nihilisme, tout se trouve confondu, depuis les aspirations de ceux qui réclament simplement le régime constitutionnel jusqu’à ceux qui rêvent la destruction universelle.