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L’APÔTRE DE LA DESTRUCTION UNIVERSELLE.

Bakounine avait espéré qu’il deviendrait le tsar des paysans, Zemsky tsar. C’est lui qui lui donna ce nom dans le Kolokol. Il devait rompre avec les traditions de Pierre le Grand, qui avait introduit dans la sainte Russie les odieuses institutions de l’Occident, et y substituer les lois égalitaires des Slaves. « Malheureusement, disait-il, Alexandre est Allemand, et comme tel il ne comprendra jamais la Russie des paysans, Zemskoidou Rossiou. » Dans la brochure intitulée : Romanof, Pougatchef ou Pestel (1862)[1], il expose avec un enthousiasme sauvage le programme du pan-slavisme : « Oh ! la guerre aux Allemands, s’écrie-t-il, est une œuvre bonne et indispensable pour les Slaves. Il faut rendre la liberté à nos frères de la Pologne, de la Lithuanie et de l’Ukraine, et marcher ensemble à la délivrance des Slaves qui gémissent sous le joug des Teutons et des Turcs. Alliance avec l’Italie, la Hongrie, la Roumanie et la Grèce contre la Prusse, l’Autriche et la Turquie. Réalisation de ce rêve chéri de tous les Slaves ! constitution de la grande et libre fédération pan-slave. » À cette époque, Bakounine était encore imbu de l’idée « étroite » des nationalités. C’est plus tard qu’il s’est élevé à la conception plus haute de la suppression des états, remplacés désormais par l’amorphisme des communes autonomes et fédérées. Cependant la haine de l’Allemand était pour ainsi dire dans son sang. Elle ne s’est jamais éteinte, et elle s’est révélée surtout, âpre et implacable, dans sa lutte contre Marx. C’est Bakounine qui domina dans l’Internationale à partir de 1870 et quand, par ses divisions, elle perdit toute influence, c’est l’Alliance bakouniste qui organisa la propagande du socialisme révolutionnaire en Europe.


II.

C’est dans les deux pays où les classes laborieuses étaient le plus fortement organisées pour la lutte, en Angleterre et en Allemagne, que l’Internationale a exercé le moins d’influence. Elle s’est fondée à Londres ; elle a compté dans son conseil général quelques-uns des chefs du mouvement ouvrier en Angleterre, entre autres Odger, Applegarth, Lucraft et Hales ; beaucoup de Trade-Unions ont exprimé des sympathies pour l’association et plusieurs même y ont adhéré. Mais elles ne lui ont fourni que très peu d’argent

  1. « Qui suivrons-nous, demande Bakounine, Romanof, c’est-à-dire Alexandre II, Pougatchef, c’est-à-dire un chef militaire comme celui qui dirigea l’insurrection des Cosaques contre Catherine, ou Pestel, c’est-à-dire un conspirateur qui aura tué l’empereur ? » Pestel était l’un des chefs de la conspiration contre Nicolas Ier en 1825. Il fut arrêté et pendu.