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Et cette bienveillance s’exerçait sans bruit, sans démonstration empressée, sans affectation de sensibilité, avec cette exacte mesure qui, il faut le reconnaître, est presque exclusivement le privilège des Parisiens de race. Cette mesure d’ailleurs ne l’abandonnait jamais en rien ; sa nature portait en elle un certain élément modérateur qui en réglait toutes les manifestations et la garantissait contre tout écart. Il y avait en toute chose un certain degré de vivacité qu’il ne se permettait jamais, bien qu’il fût loin de lui déplaire de le rencontrer chez autrui et qu’il fût capable même à l’occasion d’en admirer et d’en louer les effets. Il était enthousiaste et curieux, mais son enthousiasme était sans tumulte et sa curiosité sans fièvre. Il aimait d’instinct les larges horizons et les nobles cimes, et son talent l’y portait spontanément dès qu’il les entrevoyait, mais il s’y portait d’un vol égal et comme d’un coup d’aile silencieux. Son talent revêtait le forme oratoire plus volontiers que toute autre, ce qui implique la présence d’un certain feu, mais la chaleur était chez lui toute de l’esprit et n’avait rien de commun avec cette chaleur du tempérament qui ne va jamais sans une véhémence de sentimens voisine de l’exagération. Sa conversation, une des moins fatigantes et des plus instructives dont j’aie fait l’expérience, était d’un courant large et facile, sans accident de verve ni brusque saillie d’originalité, mais aussi sans ralentissemens ni momens de langueur ou d’atonie. Il discutait quelquefois, il ne disputait jamais; rarement causeur sut plus généreusement ménager l’amour-propre de ses interlocuteurs aux dépens du sien propre. Son urbanité, de même substance que ses autres qualités, ne se démentait en aucune circonstance. Vous tous qui l’avez connu pendant de si longues années, ses collègues de l’Université, ses confrères de la Revue, dites si vous avez jamais surpris chez lui un excès ou un oubli de parole, un mot hors de ton, une expression de violence ou d’aigreur, dites surtout s’il lui échappa jamais un trait pouvant faire blessure. Comme les très honnêtes gens, ceux qui le sont intus et in corde, Saint-René Taillandier savait se refuser ces malices où il est si facile d’exceller, pour peu qu’exempt de scrupule, on accorde toute liberté aux boutades de la nature, et, même lorsqu’il méprisait, sa sévérité se gardait soigneusement de ces formes d’ironie mauvaise qui ont en elles quelque chose de satanique, et présentent l’inconvénient de châtier le mal avec les armes même des méchans.

Il puisait sa vie morale aux principes les plus féconds et les plus nobles. Les deux grands courans de pensées et de sentimens qui se partagent notre siècle, courans d’ordinaire divergens, souvent ennemis, s’étaient unis en son âme comme en un paisible confluent ; il avait eu le don de savoir être à la fois libéral avec fermeté et chrétien avec sincérité, et de tous les bonheurs de sa