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a de différence entre deux états consécutifs, plus le sentiment est vif. Il s’ensuit que plus les sensations se répètent en se prolongeant moins elles font d’impression sur nous : « Il est donc de la nature du plaisir et de la peine de se détruire d’eux-mêmes, et de cesser d’être parce qu’ils ont été. » Faut-il conclure que la constance n’est qu’un rêve, et que le bonheur est dans l’inconstance ? Bichat ne sait trop que répondre à l’objection et il dit vaguement : « Gardons-nous d’employer les principes de la physique à renverser ceux de la morale. » C’est une réponse insuffisante, car il semble que la même loi doive régir le sentiment aussi bien que la sensation, et ce ne serait plus alors que par devoir que l’homme serait tenu à la constance; la nature s’y opposerait. Mais Bichat n’a pas vu que si l’habitude émousse certains plaisirs, elle en provoque d’autres qui sont ceux de l’habitude elle-même. Le René de Chateaubriand, après avoir cherché le bonheur par toutes les voies, finit par dire qu’il n’est peut-être que dans l’habitude. Ainsi le principe qui dissout nos plaisirs porte avec lui son remède.

Une dernière différence plus profonde encore que les précédentes sépare les deux vies : celle-ci tient à ce que l’on appelle le moral ou l’âme. Or il y a dans l’âme deux parties : la partie intellectuelle et la partie passionnée. Suivant Bichat, la partie intellectuelle se rapporte à la vie animale, et la partie passionnée à la vie organique. C’est ici la théorie capitale de Bichat, et surtout, c’est le lien par où sa doctrine se rattache à celle de Schopenhauer.

Sur le premier point pas de contestation possible : nul doute que l’intelligence n’ait son substratum dans le système nerveux, c’est-à-dire dans ce que Bichat appelle la vie animale. Mais c’est le second point qui mérite surtout l’attention. Les passions, suivant Bichat, ont leur siège, non dans le système nerveux cérébral, mais dans le système viscéral, intestinal. C’est ainsi que Platon plaçait également dans les intestins ce qu’il appelait la troisième partie de l’âme, à savoir l’âme appétitive, source des désirs et des colères, τὸ ἐπιθυμητιϰόν. L’école de Descartes, au contraire, qui plaçait dans le cerveau le siège de l’âme, rattachait au même organe les passions et les pensées[1]. Bichat revient à la pensée de Platon, et place dans les viscères l’origine des passions ; le cerveau n’est affecté que sympathiquement. Il est sans doute étonnant, dit-il, que les passions qui occupent une si grande place dans notre vie intellectuelle et morale, « n’aient ni leur terme ni leur origine » dans les organes supérieurs du corps humain, mais dans

  1. C’est aussi la théorie de Bossuet : « De cette agitation du cerveau et des pensées qui l’accompagnent naissent les passions. » (Conn. de Dieu, ch. III, XI.)