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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/632

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que sa vie appartint sans partage à l’étude qui, de tous les instrumens de prospérité, est le moins incertain, et de tous les régimes d’hygiène spirituelle le plus efficace pour l’âme. En occupant les heures, l’étude dissimule la fuite du temps et par là trompe les impatiences qui font prendre tant de résolutions précipitées ou téméraires; en détournant des tentations malsaines qui naissent de l’oisiveté, elle fonde ou maintient la sécurité des familles, et par elle enfin tous les malheurs de la vie se réduisent à ceux qui sont inévitables ou qui sont le fait du hasard, agent redoutable à coup sûr, moins fertile toutefois en accidens que notre propre volonté. Et cependant il est un bien que l’étude ne donne pas toujours, je veux dire la paix entière de la conscience. Là aussi, dans ce domaine paisible, le malin esprit trouve moyen de s’insinuer; on le sait depuis le Faust de Goethe et la conversation de Méphistophélès avec l’étudiant. Que de fois l’homme d’étude est obligé de se faire à part lui des aveux qui lui coûtent, de se dire qu’il y a telle œuvre qu’il préférerait n’avoir pas faite, ou telle pensée qu’il a eu tort d’émettre, ou que sur telle question il a choisi l’opinion la plus dangereuse, ou que tel jour il a mis son intelligence au service de telle mesquine ambition, de tel petit ressentiment de son cœur, de tel préjugé intéressé de sa condition! Eh bien! cette paix entière de la conscience, couronnement du véritable bonheur, Saint-René Taillandier l’a connue encore. En relisant l’ensemble de ses travaux, je ne trouve pas une page qui lui ait été arrachée par un compromis de circonstance ou une de ces dispositions momentanées de l’âme auxquelles on peut regretter d’avoir cédé. C’est qu’il avait pour se prémunir contre de tels accidens le préservatif le plus infaillible, qui était en toutes choses de s’en tenir au parti le plus noble, même lorsque ce parti n’était en apparence ni le plus pratique, ni le plus direct. Il allait droit à toute œuvre qui parlait au cœur, à toute doctrine par laquelle l’intelligence se sentait grandir, à tout homme qui lui paraissait un honneur pour notre nature, persuadé que rien de mauvais ne peut sortir de tout ce qui est élevé, et qu’à supposer qu’on lût ainsi entraîné à se tromper, il y avait moins de dangers dans les erreurs généreuses que dans les vulgaires vérités. Telle est la leçon morale qu’il nous a donnée pendant près de quarante années, salutaire exemple bien digne d’être suivi, et qui, nous l’espérons, sera aussi durable que les regrets qu’il nous laisse.


EMILE MONTEGUT.