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de deux attachés d’ambassade auxquels il rendait de petits services, le portugais d’un prédicateur fraîchement revenu de Lisbonne; il apprit plus tard l’anglais et ne négligea aucune occasion de se perfectionner dans le russe, qu’il avait entendu parler dans son enfance. L’empereur Charles-Quint disait qu’apprendre une langue étrangère, c’est se donner une âme de plus. Schneider ne se souciait pas de se donner une âme de plus; la tienne lui suffisait pour ce qu’il voulait en faire. Mais il avait deviné par instinct tous les avantages que procure la polyglottie, le parti qu’on en peut tirer pour se débrouiller dans plus d’un cas embarrassant; il soupçonnait avec raison qu’on a plus de chances d’obtenir d’un protecteur certaines choses quand on les lui demande dans sa langue. Provisoirement il se servait d sa science pour mettre au théâtre cent et quelques pièces, qu’il traduisit successivement du français, de l’anglais, de l’espagnol. C’est ainsi qu’il pelotait en attendant partie.

Il ne suffit pas d’étudier les langues et d’acquérir beaucoup de petits talens; il faut avoir l’esprit d’entreprise joint à l’esprit d’opportunité, il faut un jour ou l’autre accoucher d’une idée heureuse, attacher son nom à quelque chose, inventer un grelot et le suspendre soi-même à son cou. Schneider avait fait en 1822 son volontariat d’un an. En 1830, il déploya tant de zèle dans les exercices de la landwehr qu’il fut nommé sous-officier. Il savait qu’en Prusse on arrive à tout par l’armée, qu’on n’arrive à rien sans elle. Un peu plus tard, il lui tomba dans les mains un numéro d’un journal militaire qui se publiait à Paris, ce fut pour lui un trait de lumière. Christophe Colomb avait découvert l’Amérique, Schneider venait de découvrir son grelot. Il imagina de fonder et de rédiger lui tout seul une revue hebdomadaire, intitulée l’Ami du soldat (Soldatenfreund), et destinée à donner toutes les nouvelles propres à intéresser l’armée, en les accompagnant de sages et édifiantes réflexions. Il composa un numéro d’essai, qu’il fit parvenir au roi Frédéric-Guillaume III, lequel daigna le corriger de sa propre main. Ce journal fut habilement lancé et fort bien accueilli; uns fortune durable lui était assurée. Désormais Schneider fut connu de tous les officiers sous le nom de l’ami du Soldat. Le roi ai nait passionnément le théâtre et s’occupait beaucoup de son armée; il avait deux raisons de prendre Schneider en goût. Tous les lundis, pendant l’hiver, on donnait au palais des représentations où ne figuraient que les acteurs bien vus de la cour. Schneider était habituellement de la partie, et le roi venait le trouver quelquefois dans les coulisses pour parler au comédien de ce qui concernait son état. Quand il le rencontrait à quelques pas de là dans le salon bleu attenant à la salle de spectacles, il ne voulait plus avoir affaire qu’à l’ami du soldat, à qui il indiquait ce qu’il devait mettre ou ne pas mettre dans son journal.

Hélas ! de tous les témoignages de bienveillance que lui prodiguait le roi, celui que Schneider convoitait le plus lui était obstinément refusé.