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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/711

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appelé par-devant témoins son très cher Schneider, mein liebster Schneider, et qu’un jour la reine l’appela : mon cher monsieur le conseiller de cour. Quelle ne fut pas son émotion quand il fut invité pour la première fois à souper avec la famille royale, quand il vit son couvert mis en face de leurs majestés! Le major de Manteuffel lui affirma que, depuis qu’il y avait une cour de Prusse, jamais pareil honneur n’avait été conféré à une personne de condition bourgeoise. Nous avons oublié de dire que, dès le 18 janvier 1850, il avait reçu l’aigle rouge de quatrième classe, et c’est ainsi que tout vient à point à qui sait attendre ou, pour mieux dire, à qui sait s’y prendre. Bien d’autres décorations lui échurent en partage; il voyait sa brochette s’allonger d’année en année. L’empereur Nicolas l’avait gratifié de l’ordre de Saint-Stanislas. Schneider était devenu le correspondant de l’Abeille russe, à laquelle il rapportait les mille détails intimes qu’il était en possession de bien connaître. La plupart de ses correspondances n’étaient point publiques, on les envoyait à l’empereur, elles étaient dévorées par d’augustes yeux qui en faisaient leur pâture favorite. On sait que le tsar avait fortement désapprouvé la conduite de son royal beau-frère pendant la crise de 1848. Il ne pouvait lui pardonner d’avoir octroyé une constitution à la Prusse; il estimait qu’un souverain qui se respecte ne parlemente pas avec la révolution, qu’il n’est permis de causer avec elle qu’à coups de canon. Schneider entrait dans ses sentimens, et les doléances dont ses lettres étaient pleines réjouissaient le cœur du tsar, qui écrivait un jour au général de Rauch, attaché militaire de Prusse à la cour de Russie : « Il n’y a plus dans ce monde que trois bons Prussiens, moi, vous et Schneider. » L’ancien comédien eut le tort de savourer ce compliment, qui aurait dû lui sembler suspect; mais nous avons déjà dit que, quand on a joué dans sa jeunesse beaucoup de travestis, cela laisse un certain trouble dans le cerveau, un certain vague dans la conscience. Au surplus, s’il honorait le roi de Prusse comme son maître, l’empereur Nicolas fut toujours son dieu.

Il faut lui rendre justice. Cet excellent homme n’avait pas le bonheur faquin, insolent, provocant, le bonheur qui fait la roue, le bonheur des paons. Il se contentait de ce bonheur modeste, discret, aimable, qui inonde le cœur d’une joie secrète, qui n’insulte personne, qui ne se trahit au dehors que par le luisant du regard et les délicieuses moiteurs de la peau. Schneider avait des vertus. Il savait attendre, il était patient. Le 20 novembre 1852, il avait déjà fait au roi deux cents lectures, et il n’était pas encore question d’honoraires; on s’en tenait à lui rembourser ses frais de voiture quand il devait se rendre à Charlottenbourg. Sans doute il avait lu Gil-Blas, il se souvint de l’entretien des deux pies et de l’invention dont s’avisa le seigneur de Santillane pour insinuer au duc de Lerme que les eaux étaient fort basses. Il imagina