Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’étranger s’est habitué à regarder le despotisme comme aussi naturel en Russie que la neige et la glace. Au fond, une telle opinion ne repose que sur une pétition de principes suggérée par des préjugés nationaux. C’est raisonner comme a longtemps raisonné avec les peuples du continent, avec la France en particulier, l’orgueil britannique se croyant seul digne d’être libre. — Le Russe n’est pas fait pour la liberté? Et pourquoi cela? Qu’on passe une telle sentence sur les Turcs profondément séparés de nous par les mœurs et tous les élémens de la culture, je le comprends, sans oser encore engager l’avenir; mais pour les Russes, pour un peuple qui après tout est de notre sang, de notre religion, de notre civilisation, en vertu de quelle loi de l’histoire ou de la politique le condamner à l’absolutisme à perpétuité? Aux nations européennes, aux nations chrétiennes d’Orient ou d’Occident, rien n’autorise à refuser le droit de devenir libres : les nations à cet égard ont plus d’une fois réservé à leurs contempteur, d’éclatans démentis; l’Italie nouvelle, la terre des morts du poète, en est une preuve vivante. Certes la liberté politique est une plante délicate, difficile à acclimater; en dépit de toutes les sinistres prédictions, elle a fleuri sans peine au pays de l’oranger ; au nom de quelle expérience affirmer qu’avec du temps et de la patience, elle ne saurait prendre racine dans les neiges du Nord?

Revenons au point de vue russe.

Reste une double objection partant des deux pôles extrêmes de la société russe. Quand on pourrait nous accorder toutes les libertés du monde sans péril pour nous, pour la civilisation, pour le gouvernement, ce ne serait pas une raison pour qu’à l’instar des peuples d’Occident, la Russie recourût à ces expédiens décorés du nom de constitutions, qui ne sont après tout que de menteurs ou précaires compromis. — Tel est le singulier langage que l’on tient parfois en deux camps opposés, mais souvent réunis par leur commune antipathie pour les institutions occidentales. A côté des esprits timides qui, par méfiance du tempérament national ou de la maturité du peuple, n’osent désirer une constitution, il y a aux deux extrémités de la pensée russe des hommes qui, avec plus ou moins de sincérité, par ignorance, par présomption ou par une sorte de chauvinisme, se donnent le genre d’en faire fi. Ce sont d’un côté certains radicaux, d» l’autre certains conservateurs à tendances slavophiles, épris avant tout de ce qui paraît russe et national. Par des motifs différens, les uns et les autres se plaisent à afficher leur dédain pour les libertés politiques de l’Occident. A leurs yeux, il serait malséant à la Russie d’aller emprunter d’aussi vieilles et défectueuses machines que toutes les constitutions des deux mondes. Que de fois n’ai-je pas entendu dire avec un aplomb