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Nous n’avons pas à marquer ici de préférence ni à tracer aux événemens leur cours. De la part d’un étranger, ce serait là de la présomption. Ce que nous savons, ce que nous sommes obligés de répéter, c’est que la Russie ne saurait longtemps se passer de libertés politiques. Cette évolution nouvelle, qui devient chaque jour plus urgente, doit-elle être inaugurée par une constitution en règle, par une sorte de charte en tant et tant d’articles, ou simplement par une série d’oukases isolés, élargissant peu à peu les attributions des assemblées déjà existantes en évitant soigneusement les mots suspects de charte et de constitution? Ce n’est là en somme qu’une question secondaire sur laquelle ce n’est ni le lieu ni le moment de s’appesantir. Il ne nous appartient pas de donner des conseils. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion générale, mais essentielle. Il y a en architecture un principe dont il est toujours fâcheux de s’écarter : en tout monument, la première condition de la beauté, c’est l’harmonie du dedans et du dehors. L’édifice le mieux conçu est celui dont l’extérieur répond le mieux à l’intérieur, dont les façades et les profils indiquent le mieux la disposition et l’usage. Il en est de même en politique. La meilleure constitution pour la Russie comme pour tout autre état, c’est celle qui correspondrait le mieux à la réalité des faits ; en Russie, ce serait celle qui, tout en faisant à la nation une part dans l’étude et la direction de ses propres affaires, reconnaîtrait au pouvoir des prérogatives dont ni oukase ni charte ne sauraient de longtemps le dépouiller. La meilleure constitution serait la plus simple, peut-être la plus modeste, pourvu qu’elle fût sincère et sérieusement pratiquée. Rien ne serait plus regrettable en pareil cas que de chercher à en imposer au pays ou à l’Europe par des dehors menteurs et des façades de pure décoration, que de dissimuler la petitesse ou la pauvreté du dedans sous le luxe des détails et l’apparat de l’ornementation.

Quelles que soient les formes adoptées, le jour où l’heure paraîtra enfin venue, deux choses à nos yeux sont certaines; l’une, c’est que, si elle sait se résoudre à temps, si elle ne remet pas indéfiniment des concessions devenues urgentes, la couronne conservera longtemps encore la réalité du pouvoir; la seconde, c’est que plus tard le trône admettra la nation à participer à la direction des affaires, plus grande il devra lui faire la place et plus il compromettra dans l’avenir l’autorité avec le prestige de la dynastie. Ce qui eût suffi sous Alexandre II, l’émancipateur des serfs, ne suffira peut-être point sous son successeur.

Aujourd’hui, une assemblée russe, alors qu’il plairait au tsar de la doter officiellement des prérogatives les plus étendues, une chambre russe ne saurait guère être autre chose qu’un conseil consultatif, et alors même qu’on lui accorderait ce que le projet