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IV.

Il est temps de nous résumer et de conclure. A ceux qui nous demanderaient où l’on peut découvrir en Russie des organes d’une libre vie politique, nous ne répondrons que par une comparaison. Il y a en histoire naturelle deux théories rivales dont je ne veux pas apprécier la vérité, mais que je crois pouvoir appliquer à la politique et aux libertés constitutionnelles. Selon l’une, la plus ancienne et la plus vulgaire, c’est l’organisme qui crée la fonction; selon les novateurs, c’est plutôt la fonction et le besoin qui créent l’organe. On peut en dire autant de la politique; là surtout, c’est au besoin à créer l’organe, c’est à l’exercice et à l’énergie vitale de le développer et de l’approprier aux circonstances; mais là aussi l’organe, à son tour, réagit singulièrement sur la fonction et développe et stimule le besoin dont il est né. Le meilleur moyen de mettre un peuple en état de se gouverner lui-même, c’est de lui en fournir l’occasion. Une fois en possession d’organes de self-government, la Russie comme tout autre peuple vivant les adaptera peu à peu à ses instincts et à son génie.

Faut-il regretter qu’au début de son règne l’empereur Alexandre ait refusé d’obtempérer aux vœux de la noblesse, qui, en dédommagement de ses droits sur les paysans, rêvait de franchises constitutionnelles? Je ne le pense pas. Si naturelle et équitable que fût la pensée de lier l’affranchissement des serfs vis-à-vis des propriétaires à l’affranchissement de leurs maîtres vis-à-vis de l’autocratie, cette double et connexe émancipation ne pouvait guère se faire du même coup. Entre l’une et l’autre, ce n’était pas trop d’un intervalle d’une vingtaine d’années. Les nombreuses réformes de cette période étaient la préface indispensable des réformes politiques, elles en ont préparé l’avènement et, en le préparant, elles l’ont rendu inévitable à courte échéance. Sur ce point, il serait funeste de se faire illusion.

Longtemps les Russes les plus éclairés ont été peu enclins à hâter de leurs vœux l’heure où la nation serait mise en possession de droits politiques. L’exemple d’autres pays dotés prématurément d’institutions libérales, de parlement et de ministres responsables, l’exemple de l’Espagne, le nôtre même leur paraissait peu encourageant. Quelques mois avant la dernière guerre de Bulgarie, un Russe, homme intelligent et libéral que j’interrogeais à ce sujet, alors bien moins à l’ordre du jour que depuis le congrès de Berlin, me répondait : « La constitution, ce sera pour le prochain règne; mieux vaut pour la Russie que cela vienne quinze ans trop tard que quinze ans trop tôt. » Ces paroles semblaient d’un sage, et moi-même,