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ainsi Madame Bovary, dans son temps, avait ridiculisé les dernières exagérations du délire romantique. Aussi, pour en finir avec cette question d’immoralité, disons-le bien nettement : les femmes qui pleureraient sur Emma Bovary, ne croyez pas trop promptement que ce soit le roman de Flaubert qui les ait perverties. Elles l’étaient. Et puis, ce qui est en matière d’art comme de littérature la justification suprême, f œuvre vivait. Pourquoi vivait-elle?

Et d’abord parce qu’elle avait une valeur documentaire qu’on ne saurait trop louer. Ce n’est rien que cette valeur documentaire si le reste ne s’y joint pas, mais ici le reste s’y joignait. Ce coin de province et cette vie diminuée d’un chef-lieu de canton, tous ces modèles achevés de niaiserie, de vulgarité, de contentement de soi-même, toutes ces variétés infinies de la sottise humaine, la sottise romanesque d’Emma, la sottise naïve de Charles Bovary, la sottise machinale du percepteur Binet, la sottise paterne du curé Bournisien, la sottise prospère de l’immortel Homais; les comparses eux-mêmes du drame, le sacristain! Lestiboudois, le maire Tuvache, le notaire Guillaumin, avec sa « toque de velours marron » et sa « robe de chambre à palmes, » tous, tant qu’ils sont, Flaubert les a marqués de traits si nets qu’ils vivent, et qu’ils vivent chacun comme le type de son espèce, on pourrait dire, comme la représentation épique du fonctionnaire du village ou du praticien de campagne. Pendant bien des années encore, lorsqu’on voudra savoir ce qu’étaient nos mœurs de province, dans la France de 1850, on relira Madame Bovary, comme on relira Middlemarch lorsqu’on voudra savoir dans quel cercle, vers 1870, s’agitait la vie provinciale d’un comté d’Angleterre. Sans doute, au premier abord, tous ces personnages, vous les prendriez pour de purs grotesques. En effet, vous croyez apercevoir en eux ce grossissement des traits, cette déformation des parties, cette altération des rapports vrais qui sont les moyens de la caricature aussi bien dans le roman que dans les arts du dessin. Mais il faut relire Madame Bovary. Alors, si vous pénétrez un peu plus avant et si vous reprenez le détail des conversations du curé Bournisien par exemple et du pharmacien Homais, vous découvrez qu’après tout la limite étroite qui sépare le vulgaire du caricatural est rarement dépassée. Tant les idées s’enchaînent sous la loi d’une logique intérieure ! tant les paroles qui les traduisent y sont adaptées avec une merveilleuse justesse! tant enfin les moindres reprises du dialogue y sont conformes au secret du caractère et au travail latent de la pensée ! C’est ici l’un des mérites originaux de Madame Bovary, je ne dis pas de Flaubert. Faire vivre la platitude et la vulgarité mêmes, et les faire vivre sans y mettre rien de soi-même, tout au plus, que l’accent de son mépris