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personnage, ce qu’il ignore, ou ce qu’il ne comprend pas, ou ce qu’il n’admet pas, c’est l’existence d’un milieu intérieur. Il ne conçoit pas qu’il y ait au dedans de l’homme quelque chose qui fasse équilibre à la poussée, pour ainsi dire, des forces du dehors. Toute une psychologie subtile, bien autrement complexe que sa physiologie psychologique, la psychologie des forces intellectuelles et volontaires qui soutiennent le bon combat contre le choc de la sensation et qui font échec aux assauts du désir, lui échappe entièrement. Ne lui parlez pas d’une liberté qui se détacherait en quelque façon du corps, qui le dominerait et qui l’asservirait à des fins plus hautes que la satisfaction des désirs corporels, il ne vous entendrait pas. Il a laissé plusieurs fois échapper des mots bien singuliers : « Son spiritualisme, dit-il d’une de ses héroïnes, — Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes, — ne l’empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. » Et pourquoi, bon Dieu ! l’aurait-il empêchée de tenir « admirablement sa caisse ? » Il a dit encore, dans sa lettre à Sainte-Beuve, comparant à l’eunuque SchaHabarim les « bonshommes de Port-Royal, » qu’après tout « Schahabarim lui semblait moins antihumain, moins spécial, moins cocasse que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort : Monsieur. » C’est comme s’il avait dit : quoi de plus antihumain qu’une amitié qui ne dégénère pas en compagnonnage et quoi de plus « spécial » que la dignité de la tenue ? Il y a une lacune dans sa connaissance de l’homme. Je n’en veux d’autre preuve que la surprenante impuissance de sa langue, partout ailleurs si ferme et si riche d’expressions créées, toutes les fois que Flaubert essaie de pénétrer dans le domaine psychologique, a il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait épanouir. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Et ceci : « Au milieu des confidences les plus intimes… on découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre. » Ces deux exemples sont tirés de l’Éducation sentimentale. On en trouvera d’aussi remarquables pour le moins dans Madame Bovary. « Vous est-il arrivé quelquefois de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ? » C’est du pur galimatias. Et encore : « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » La cause est entendue. Quand un écrivain tel que Flaubert balbutie de telles pauvretés, c’est qu’il ne conçoit pas très clairement