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toute occurrence, c’est peut-être cavalièrement décliner le plus difficile de sa tâche; ici certainement ce n’est pas assez dire, — ici, quand il advient par hasard que l’exécution soit partout à peu près égale. Il faut chercher alors et trouver quelque vice intérieur dans la manière de l’artiste ou dans la conception de l’écrivain.

Nous avons eu occasion chemin faisant, de signaler dans Madame Bovary telles ou telles qualités dont les unes, comme par exemple l’intensité de vie, font défaut dans Salammbô et les autres, comme la sévérité de l’ordonnance ou l’unité de la composition, dans l’Éducation sentimentale. Ce n’est rien que cela. La vérité, c’est que dans Salammbô Flaubert a voulu faire ce qu’ici même on a très ingénieusement appelé du « réalisme épique[1]. » Il a soutenu cette ambitieuse gageure d’appliquer à la restitution de l’antique, — et de quel antique ! le plus inconnu, le plus mystérieux, le plus complètement évanoui, dont il ne reste pas pierre sur pierre, dont il ne nous est pas parvenu deux inscriptions seulement ! — les mêmes moyens qu’il venait d’appliquer avec tant de bonheur à la peinture d’un chef-lieu de canton et d’une paysanne pervertie. Il a perdu, comme on sait, et si le livre à certains égards est un tour de force, il n’est guère au total qu’une mystification. J’ajoute aussitôt que de cette mystification, Flaubert lui-même a commencé par être la victime. Il y a d’ailleurs de fort belles parties dans Salammbô, des parties qui séduisent par leur air d’étrangeté phénicienne et des parties qui désarment la critique par leur beauté, leur solidité, leur largeur d’exécution. Même il y en a qui sont véritablement humaines. Quand Flaubert nous raconte les terreurs de Carthage assiégée par les mercenaires et qu’il nous peint le bout de tableau que voici : « Les Riches, dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales et, retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais faute d’instructeur, on se disputait. Ils s’asseyaient essoufflés sur des tombes, puis recommençaient. Plusieurs mêmes s’imposèrent un régime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés par leur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir. » Est-ce que vous ne reconnaissez pas à ces traits la « garde nationale, » les « soldats citoyens, » les baïonnettes ou les piques intelligentes, de tous les temps et de tous les pays? Je recommande encore aux curieux de cet art dont nous avons parlé, — qui consiste à lier étroitement les détails descriptifs au tissu de l’action en faisant marcher du même

  1. Voir dans la Revue du 15 février 1863, l’étude de Saint-René Taillandier sur Salammbô.