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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/91

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d’une certaine défiance que l’événement ne devait pas tarder à justifier. Il fit prendre les devans à sa cavalerie et aux éléphans, lui-même resta à l’arrière-garde avec sa meilleure infanterie.

On se demandera là encore le motif qui poussait ainsi les populations montagnardes à attaquer, même en usant de moyens déloyaux, une armée de passage qui ne pouvait en vouloir à leur indépendance et qui n’avait rien de plus pressé que de leur tourner le dos pour s’abattre sur l’Italie. Ce n’était certainement pas sympathie pour les Romains, encore inconnus dans ces parages, où ils n’avaient jamais pénétré. J’inclinerais plutôt à soupçonner des menées marseillaises dans ces mouvemens hostiles des peuplades alpestres. Nous avons déjà vu qu’Hannibal se défiait de Marseille, rivale commerciale et rivale envieuse de Carthage. Marseille voyait dans Rome sa meilleure cliente. Nous devions déjà soupçonner son action au moins indirecte dans le rassemblement de Gaulois qui disputa à Hannibal le passage du Rhône. Il y avait des Marseillais dans le détachement de cavalerie que Publius Scipion avait envoyé en reconnaissance le long du fleuve. Dès que l’on vit l’armée d’invasion s’enfoncer dans l’intérieur de la Gaule pour chercher un passage à travers le massif central des Alpes, n’est-il pas à présumer que Marseille envoya des émissaires dans les cités gauloises de la montagne avec lesquelles elle entretenait certainement quelques relations commerciales ? Pour monter l’imagination des chefs et de leurs subordonnés, elle n’avait qu’à faire appel à deux sentimens très puissans dans ces tribus farouches, à peine sorties de la sauvagerie, bien plus arriérées encore que les populations gauloises d’entre Rhône et Garonne. C’était la défiance de l’étranger, et puis le goût du pillage. Jamais pareil butin ne s’était offert à leurs yeux avides. C’eût été pécher que de ne pas profiter d’une pareille aubaine. Carthage et tout ce qui en venait avait une vague renommée d’opulence. Peut-être, sans aucune excitation du dehors, ces deux mobiles eussent-ils suffi pour lancer les montagnards des Alpes dans quelque folle attaque contre l’armée d’Hannibal. Mais il nous semble voir plus de préméditation et de combinaison qu’il n’y en aurait eu dans les mouvemens tumultueux de quelques tribus presque sauvages. La grande quantité d’approvisionnemens trouvée à Chorges ne pouvait être réunie à l’improviste dans une région aussi pauvre. Le coup manqué des Katoriges va se répéter avec plus d’astuce. Tout cela suppose un plan concerté, des préparatifs, une action latente. L’ingérence romaine proprement dite ne peut même pas se supposer. Reste donc l’action vraisemblable de la politique marseillaise. On peut s’étonner que cette supposition n’ait pas frappé plus vivement les nombreux commentateurs de la célèbre expédition.